Voilà trois jours déjà que j'étais arrivée à Opale. Mes journées depuis avaient été bien occupées. Je furetais un peu partout, tentant de repérer qui pourrait me renseigner sur Karnevale Avenue sans me mettre en danger. Le reste du temps, j'utilisais mon art pour gagner de quoi vivre. Les gens aimaient toujours autant ma musique et ma danse. Cependant, je savais que j'allais bientôt devoir changer de quartier. Les rumeurs d'Amenthalys étaient parvenues jusqu'ici et on disait déjà dans les quartiers les plus populaires (dans lesquels je me rendais pour éviter de croiser un aristocrate qui pourrait reconnaître mon visage) que la "tisseuse de rêves" était en séjour à Opale. Une réputation à laquelle je ne tenais guère. C'était d'autant plus vrai que j'avais dû ôter ma lourde cape verte, tenant beaucoup trop chaud dans la ville du désert, et attirant l'attention. Seulement, mes cheveux roux étaient visibles de loin, et bien trop reconnaissables à mon goût... J'avais également troqué ma robe noire, bien trop étouffante, contre un pantalon bouffant rouge sombre et un débardeur court mauve bordé de sequins, tenue qui, courante dans cette ville, me permettait au moins de me fondre parmi les habitants, en plus d'être étonnamment pratique pour danser. Je ne serais en sécurité qu'une fois que j'aurais trouvé Karnevale Avenue. Et ce serait aussi là-bas, que, je l'espérais, je retrouverais Alan, mon ancien compagnon de cellule, puis de fuite. " Rendez-vous à Karnevale Avenue." C'est ce qu'il avait dit avant de disparaître, des gardes à ses trousses. C'était principalement pour lui que j'avais entrepris ce voyage.

Je m'assis sur le rebord de la route, fatiguée de tant marcher. Mes affaires de voyage étaient lourdes pour mon corps frêle. Je n'avais pris que le strict minimum, mais ma harpe m'était indispensable, tout comme ma flûte qui reposait dans son étui, au fond de ma sacoche de cuir brun. Je n'avais nulle part où laisser tout cela en sécurité.

A Amenthalys, à force d'efforts, j'avais fini par apprendre que Karnevale Avenue se trouverait entre la cité impériale et Opale. Cependant, mon informateur, malgré les nombreuses pièces qu'il m'avait forcée à débourser pour cette précieuse information, avait été incapable de me dire précisément où. Recherchée par la police locale, j'avais été forcée de partir en direction d'Opale à l'aveuglette, espérant tomber sur la ville magique par hasard. Mais il n'en avait été rien. Par chance, j'avais pensé à apporter suffisamment de provisions et d'eau. Si le voyage avait été épuisant, je n'en n'avais pas trop souffert. J'avais fini par arriver en vue d'Opale, et malgré ma joie à l'idée de découvrir une nouvelle cité, moi qui n'avais jamais quitté ma ville natale, une grande déception avait envahi ma poitrine. Opale était une très belle cité. J'en avais beaucoup entendu parler auparavant, mais cela n'avait rien à voir avec la visiter. Son style architectural très différent de celui d'Amenthalys me donnait l'impression de marcher dans un autre monde. L'ambiance y était bien plus enjouée également. Malheureusement, je doutais que marcher seule dans les rues soit une bonne idée, pour une jeune fille qui n'avait aucune force dans les bras et n'avait donc aucun moyen de se défendre réellement. Si j'avais moins de risque d'être reconnue dans les quartiers les plus populaires, je prenais plus de risque d'être abordée par des gens aux intentions peu louables, tout particulièrement la nuit, quand je m'allongeais sur un porche, enroulée dans ma cape.

Du coin de l’œil, je repérai soudain un homme qui faisait léviter une bourse visiblement bien remplie hors de la poche d'un passant. Karnevale. C'est trois dernières années, j'avais pris l'habitude de repérer tout ce qui sortait de la normale et cela était devenu comme un réflexe. Je me mordis la langue pour me retenir de prévenir ledit passant. Je ne devais pas compromettre ma relation avec quelqu'un qui pourrait éventuellement avoir des tuyaux pour trouver Karnevale Avenue. Une fois que sa victime eut disparu, je m'approchai de lui avec prudence, le détaillant sans trop insister. Le voleur était un homme d'au moins quarante ans. Peut-être était-il plus jeune, mais son visage, buriné par une longue vie dans la rue, lui donnait un âge avancé. Des cheveux bruns coupés courts, des yeux noirs semblant satisfaits de son forfait... et une silhouette musculeuse qui ne m'incitait pas à lui adresser la parole... Je pris mon courage à deux mains et me jetai à l'eau, terriblement mal à l'aise. Il le fallait. J'avais beaucoup de mal à trouver les gens qui possédaient un Karnevale, et c'était mon seul espoir de trouver les informations que je cherchais.

"Excusez-moi, Monsieur..."

Il se retourna d'un geste rapide, et son regard patibulaire m'inquiéta. Je préférai battre prudemment en retraite. Encore une journée qui n'avait abouti à rien. Dépitée, je me rassis et jetai un coup d’œil absent au ciel. Le soleil se couchait. J'arrêtais les recherches pour aujourd'hui. Il était temps que je me misse au travail pour avoir de quoi m'acheter à manger ce soir. J'allais poser mes affaires dans une rue fréquentée. Je n'aimais pas quand il y avait trop de monde, mais c'était le moyen le plus rapide de gagner de l'argent. Je sortis ma flûte traversière et l'époussetai soigneusement, avant de poser une petite bourse devant moi. Quelques passants intrigués s'arrêtaient déjà pour jeter un œil curieux à l'instrument. Puis comme cela, sans réfléchir aucunement auparavant à ce que j'allais jouer, je commençai à improviser. Essayant de me donner du courage, je m'efforçai de créer un air léger, aérien, mais celui-ci restait malgré tout mélancolique. Je m'inspirais des images du désert que j'avais traversé avant d'arriver ici. Il est difficile de dissimuler ses sentiments dans la musique, et plus encore quand votre Karnevale les transmet à toutes les personnes présentes... Des sourires surpris s'affichaient sur le regard des passants qui s'arrêtaient, le regard dans le vide contemplant une image que leur envoyait directement leur esprit. Un désert, au fond duquel on pouvait déjà apercevoir les hauteurs de la ville d'Opale. Mon Karnevale. Ma musique, faite pour réchauffer mon cœur et m'encourager, produisait le même effet sur ceux qui m'entouraient. Quand mon morceau cessa, nombre de pièces tombèrent dans la petite bourse qui fut bientôt remplie à ras bord. Des murmures traversaient la foule. "J'en ai entendu parler. C'est la tisseuse de rêve..." Une moue inquiète s'afficha sur mon visage de porcelaine. Décidément, changer de quartier devenait urgent...

Derrière ses lunettes de soleil et sous son chapeau, derrière ses mèches blondes, Franziska n'était absolument pas d'humeur. Si bien qu'elle avait décidé qu'elle ne passerait pas la journée entière sous le soleil qui trônait fièrement au-dessus du ranch familial, à courir après les bêtes indisciplinées. Non, aujourd'hui, chevauchant fièrement son étalon immaculé Edelweiss, elle allait s'occuper avec un autre genre de bétail indiscipliné. Ce qui représentait, en gros, la quasi-totalité de la population d'Opale. Bien que née ici, Franziska ne s'était jamais sentie fille d'Opale. Plutôt fille du désert. Mais elle n'avait, finalement, rien à voir avec ces espèces d'humains qui passaient leur temps à brailler et à se foutre avidement sur la gueule. Heureusement qu'elle et son père étaient là. Ils se faisaient l'écho de la voix de l'Empereur dans ce vaste foutoir. Et Opale en avait bien besoin. Du moins, c'est ce dont elle était persuadée.

Et aujourd'hui n'allait pas franchement la faire changer d'avis. Entre les hommes ivres qui déambulaient dans la rue, les idiots qui se donnaient en spectacle et les gladiateurs dont les muscles étouffaient le cerveau, leur faisant oublier où était l'arène, il y avait de quoi faire. Et de quoi se faire plaisir. Même si, fondamentalement, elle n'avait jamais grand chose à faire. Que ce soit le vieil alcoolique ou le troupeau de dégénérés, ils avaient tendance à vite faire profil bas. Forcément, elle et son père étaient connus, autant que le galop, caractéristique, de leurs chevaux. Un son au rythme connu qui suffisait à faire taire. C'était ça, la peur qu'inspirait un régime tout entier. La terreur qui oblige à respecter ses représentants.

Entre deux regards noirs de sa maîtresse lancés à quelques déviants qu'ils croisaient, Edelweiss galopait tranquillement, dans son rythme sinistre habituel. Elle n'avait même pas besoin d'être traqueuse pour inspirer la même crainte qu'eux. Elle avait même le sentiment d'être meilleure qu'eux, car ayant toujours été élevée de cette manière. Juste pour ça. Comme une arme idéologique aux douces mèches blondes. L'uniforme sombre simplement remplacé par sa tenue singulière reconnaissable à des kilomètres à la ronde. Ce qui avait fondamentalement le même effet.

Finalement, après avoir rangé ses lunettes sombres dans l'une des poches de sa veste blanche à franges, le soleil se couchant sur une journée bien morne, Franzy s'était faite une raison et, après un dernier tour dans les quartiers miteux de la vieille Opale, elle rentrerait.

Sauf qu'une assemblée, exaltée et extasiée, ne semblait pas vouloir se disperser et libérer le passage. Fronçant les sourcils, la demoiselle s'approcha calmement, dominant avec un plaisir malsain toute la scène du haut de son destrier de neige.

Et les souvenirs d'un visage illégal lui sautèrent aux yeux.

À force, elle connaissait par cœur la presque totalité des personnes recherchées par l'Empire, et il y en avait même certaines qui ne s'oubliaient pas si facilement.

«Qu'est-ce que vous foutez-là ? Vous avez intérêt à tous dégager vite-fait, ok ?»

Elle retint un grognement digne d'une fauve, ses paroles ayant été suffisantes pour dissuader la foule de s'éterniser plus longtemps entre elle et la jeune femme qui était au centre de toutes les attentions.

Toujours juchée sur Edelweiss, Franziska avala la distance qui l'empêchait encore de pouvoir directement plonger son regard dans celui de son nouvel objet de convoitise, voir de divertissement.

«Si je m'attendais à tomber sur quelqu'un de cette notoriété...»

Un sourire qui en disait long se dessina sur son visage masqué dans l'ombre de son couvre-chef.

«...N'est-ce pas, mademoiselle O'Ceann ?»

Le regard à l'étincelle inquisitrice presque humaine d'Edelweiss se joignit au sien pour achever de dévisager sa nouvelle interlocutrice de toute son effroyable aura.

Me parvint alors une voix inconnue qui pourtant me parut d'emblée désagréable à mes oreilles... Ainsi qu'à celle de ma petite audience, qui commença aussitôt à s'éparpiller, certains se hâtant en direction d'une maison ou d'une rue voisine, d'autres restant pour observer la scène en conservant une distance de sécurité. Je commençai aussitôt à rassembler mes affaires, sans paraître me presser pour autant. Peu importe que je fusse dans les ennuis jusqu'au cou ou pas, je ne serais jamais partie sans mes instruments de musique, ainsi que les quelques souvenirs qui me reliaient encore à mon enfance. Ce serait plutôt encombrant en cas de fuite, mais j'espérais pouvoir m'en tirer grâce à mon Karnevale, pour une fois qu'il pourrait se rendre utile au lieu de me causer des ennuis.

Une fois cela fait, je relevai la tête vers la femme qui s'approchait de moi. Ce fut avec un calme imperturbable que je l'observai. Rares étaient les moyens de me faire paniquer, et plus rares encore ceux qui les connaissaient, pour ne pas dire inexistants. Malgré l'angoisse qui étreignait mon cœur, mon expression demeurait rêveuse et indéchiffrable. Nulle peur dans mon regard, juste une certaine tristesse, celle de toujours devoir partir, sans pouvoir m'attacher à un lieu en particulier.

Je détaillai rapidement l'importune du regard, une jeune femme blonde, qui devait plus ou moins avoir le même âge que moi. L'atmosphère qu'elle dégageait me mettait profondément mal à l'aise. Elle était vêtue d'une manière plutôt inhabituelle, même par rapport aux autres habitants d'Opale. Pour une riche Amenthalysienne, les cowboys n'existaient que dans les livres de l'immense bibliothèque familiale. Et pour le coup, elle en était la définition parfaite, des bottes au chapeau.

J'avais tout de même été surprise d'entendre mon nom. Je savais que j'étais recherchée, mais je ne pensais pas avoir été promue au rang de criminelle de la liste noire. Il y avait de quoi s'inquiéter... Elle ne portait pas l'uniforme des traqueurs, et pourtant, à ses paroles, la foule s'était dissipée avec la même crainte qu'inspiraient les âmes damnés de l'empereur. Peut-être en était-elle tout de même une ? Parfois, mieux valait ne pas se fier aux apparences. D'ailleurs, en ce moment-même, j'avais peut-être l'air plus ou moins détendue, mais j'avais adopté une posture méfiante, prête à esquiver si elle tentait quoi que ce soit. De brefs coups d’œil autour de moi me permirent d'analyser les différentes possibilités de fuite. J'étais hélas plutôt expérimentée sur le sujet. Je ne savais pas me battre, de toute façon. La dague qui pendait à mon côté m'était presque inutile. Alors, savoir fuir était une capacité des plus précieuses.

Sans la quitter du regard, je mis mon sac en bandoulière et chargeai ma harpe sur mon dos. Voilà. Là, j'étais vraiment prête.

"Je vois que je suis célèbre..." lâchai-je d'un ton froid.

Son sourire ne me disait rien de bon, pas plus que son regard, bien trop confiant à mon goût. Elle n'avait pas l'air armée... Ce qui signifiait qu'elle avait peut-être un Karnevale, et c'était bien plus dangereux que n'importe quelle arme. Il valait mieux que je ne lui laissasse pas le temps de s'en servir avant d'utiliser le mien. Moins de temps je resterais en sa compagnie, mieux cela vaudrait pour ma vie.