Appartenir à une famille de nobles n’est pas une mince affaire. Il y a un protocole, une éthique à suivre et à respecter comme si sa vie en dépendait. Précisément parce que c’est le cas : paraître et se perdre en banalités formelles, innombrables et hypocrites dans le but de satisfaire ces êtres avides de flatteries. Ceux-là même qui vous permettent d’atteindre vos objectifs ou vous condamnent d’un regard dédaigneux. Ce sont eux qu’il faut séduire, l’antichambre de l’Empereur, ses sbires qui vous testent, vous jugent et vous accordent ou non le droit de les fréquenter. Prendre son mal en patience, faire comme si toute cette mascarade n’était qu’habitude et s’en accommoder avec le sourire…Ezechiel savait que c’était le comportement à suivre, quand bien même il abhorrait ces exercices. Manier le fleuret, se battre à mains nues dans le sable des arènes qui l’avaient vu naître jusqu’à perdre conscience, un jeu d’enfants par rapport à ce qui l’attendait derrière ces portes. Ces monstres de chêne, massifs et travaillés, venaient de s’ouvrir sur un hall de la taille d’une salle de bal. Un cadre soigné, distingué et somptueux s’offrait au jeune diplomate, du sol carrelé en damiers à l’escalier en colimaçon, d’un marbre clair tranchant parfaitement avec la ferronnerie ébène de sa rampe. Le lustre en cristal dominait l’espace d’une lumière éclatante, si bien qu’il était difficile de fixer ce cercle chromatique au risque d’être aveuglé. Un domestique se présenta en lui souhaitant la bienvenue, proposant de le débarrasser. Le brouhaha qui parvint à ses oreilles l’informa qu’une bonne partie des invités était déjà présente. Sensation d’étourdissement, d’appréhension surtout mais désir de victoire plus intense encore. Son entrée ne devait pas être loupée, sans quoi il n’aurait jamais de seconde chance. C’était un premier jour d’école, une expérience unique qui fixait à jamais dans l’esprit de ses camarades de jeu un nom, une attitude, un visage. Tout avait été calculé, depuis la démarche jusqu’à l’expression faciale. Les cercles s’étaient déjà formés et l’on ne tarda pas à le détailler des pieds à la tête, la sienne s’inclinant respectueusement lorsque son regard en croisait d’autres, sans pour autant s’attarder. Il n’était pas celui qu’on réclamait, mais plutôt celui qu’on attendait au tournant, d’où cette réticence à peine dissimulée. Naturellement, il se dirigea vers le bar où on lui servit un verre de vin. Il prit son temps pour le humer avant de le goûter, sentant quelques paires d’yeux insistants : il intriguait, sa présence étant exceptionnelle au premier sens du terme. Il n’était pas de cette ville, sans quoi on l’aurait nommé immédiatement et il aurait rejoint quelques connaissances. Etait-ce une figure importante de Sphera ? Un hôte de marque chargé de représenter sa ville ? Certains commençaient à jaser tandis que d’autres ne prêtaient pas attention à cet intrus. Le vilain petit canard en question avait choisi de s’éclipser pour faire le tour du propriétaire, histoire de profiter de ce décor splendide en jouant la réserve vis-à-vis des convives. Première étape réussie avec succès. Il n’avait qu’à déambuler ça et là, faisant mine de ne s’intéresser à personne en observant simplement ceux qu’il convoitait depuis un moment. Il savait tout d’eux, qu’ils soient héritiers d’une fortune, endettés jusqu’à la moelle, maîtresses, amants, hommes d’affaire ou parvenus. Rien n’avait échappé au jeune Baldwin et pour cause ! Il avait consacré une bonne partie de son temps, ces derniers mois, à en apprendre le plus possible sur ces individus. Aussi, approcher directement les plus intéressants était déconseillé, pour la simple et bonne raison qu’il devait tous les attirer dans sa toile. Tous…y compris quelques énergumènes détestables.

La verrerie accolée à la salle de réception semblait être un lieu propice au calme, un lieu qu’il aurait aimé retrouver chez lui et qu’il ne tarda pas à découvrir. Des quantités de fleurs, plantes et autres arbres ornaient l’endroit qui aurait certainement plu à sa sœur. Jamais encore il n’avait eu la chance d’observer pareille condensé de verdures. La quantité d’arbustes n’empêchait pas l’harmonie, bien au contraire : ils avaient été choisis avec un soin particulier pour faire croire au visiteur qu’il se trouvait au sein d’une jungle raffinée et bien plus délicate que sa dénomination. La variation des couleurs, l’arrangement floral, la sonorité claire de l’eau ruisselant de la fontaine, il n’y avait rien à redire. Cette terre était bien différente de la sienne et sa richesse impressionnait véritablement Ezechiel, quand bien même il ne le montrait pas. L’affirmer aurait conduit à favoriser cette cité par rapport à celle qu’il chérissait et son esprit chauvin ne pouvait s’y résoudre. Il devait leur montrer, leur prouver qu’Opale n’était pas une destination étouffante par son climat ou rustre par la violence de ses gladiateurs. N’était-il pas l’antithèse par excellence de ce cliché ? Qu’ils essaient un peu de deviner, qu’ils se fourvoient en suppositions et s’étonnent par la suite de la révélation, à savoir que cette élégance appartenait au peuple des barbares. Alors il se rirait d’eux, il prendrait un plaisir fou à contempler leur ignorance en se gonflant d’arrogance à leur égard, masquée par une satisfaction affable. Il deviendrait leur nouveau jouet, sujet de conversation tout à fait divertissant et étrange qu’on aurait envie de questionner. Fermant les yeux, il passa une main sur son front en redressant la tête, un léger sourire naissant à la commissure de ses lèvres. Douce prévision que celle de manipuler ces marchands de pouvoir…Encore fallait-il qu’une cible précise soit arrêtée. S’arrêtant sur un banc de pierre, il en apprécia la fraîcheur, savoura le bordeaux de son verre et hésita un moment avant de s’adosser confortablement. Il redressa la tête et porta à nouveau le breuvage à sa bouche, sans quitter des yeux les poutres d’acier qui soutenaient la pièce. L’air marin envahissait cet univers mais n’entachait pas le reste des fragrances. Il aurait pu abandonner ses sens à cet endroit et rester ici jusqu’à ce qu’on le pousse à partir. Il se fixait trop sur les invités, au point de baisser sa garde pour un havre de paix. Risible n’est-ce pas…qu’un cadre idyllique ait raison de lui ? Depuis combien de temps ne s’était-il pas reposé ainsi ? Depuis combien de temps n’avait-il eu aucune appréhension au moment de clore ses paupières ? Etrange. Etait-ce réellement la cité qui le rendait somnolant ou son vin contenait-il une substance soporifique ? Etre pris au piège ne faisait pas partie du plan, si bien qu’il rouvrit subitement les yeux et tomba nez à nez avec un invité. Il se redressa et sourit, choisissant de prendre la parole sous le regard du nouvel arrivant.

• " Pardonnez-moi, je ne vous avais pas entendu arriver. J’ai comme l’impression que je devrais me méfier de cet endroit ou il risque bien de me consommer sans modération…Belle soirée, n’est-ce pas ? "