Décidément, ces temps-ci, la patronne de Lawena aimait lui faire voir du pays. Entre les vacances forcées qui avaient abouti à un voyage de la bibliovore jusqu'à Amenthalys et le séjour qu'on l'envoyait actuellement faire à Opale, elle avait, en quelques mois, foulé le plancher des vaches avec une fréquence inhabituelle pour elle qui ne quittait guère Alzen. Et en plus, il fallait ajouter à cela les quelques soirées auxquelles elle s'était rendue à Karnevale Avenue depuis que Siam l'y avait emmenée pour la première fois. Pour une fois qu'il avait été utile, celui-là… M'enfin, là, ce n'était pas tout à fait des vacances, le voyage. En fait, elle était censée aller rendre visite à un vieil écrivain opalien pour lui proposer de venir faire une séance de dédicace à Alzen pour la sortie de son nouveau livre, Seul dans le désert, l'histoire d'un homme en exil au fin fond de l'étendue sablée après qu'il ait assassiné toute sa famille et se soit enfui, déchiré par la culpabilité. Enfin, un vieil écrivain opalien. Il serait plus correct de parler du seul écrivain opalien, étant donné que côté littérature, les récits se transmettaient encore à l'oral dans ces contrées lointaines. Comme quoi, il n'y avait pas que la technologie trop avancée d'Alzen qui causait la mort du livre. Une technologie sous-développée pouvait avoir le même effet. En était-on réduits à un monde où le seul environnement propice au développement de la culture des mots était Amenthalys ? Si ce n'était pas triste. Quel monde cruel que celui de Sphéra. Mais la question n’était pas là, si vous tenez vraiment à en parler, appelez le 8427 et dites « dissertation », vous trouverez des oreilles attentives prêtes à vous écouter.
Toujours est-il que, technologie développée ou pas, Lawena s’était retrouvée à vagabonder dans les rues d’Opale. Déjà, parce que l’auteur qu’elle recherchait vivait au fin fond des ruelles de la ville du Désert. Et que pour quelqu’un qui ne s’y était jamais baladée autrement qu’en groupe et au milieu d’une meute de gamins qui regardaient tout sauf la guide, trouver la personne que l’on cherchait dans ce dédale était légèrement compliqué. Bon, certes, le fait de savoir si ceux à qui elle demandait son chemin lui racontaient des cracks ou pas avait pas mal aidé Lawena à trouver la maison du vieil homme. Sauf que ça ne lui avait servi à rien. Eh oui. Parfois, la vie est cruelle. Là, en l’occurrence, ce qui était cruel, c’est l’air de la voisine d’un certain âge quand elle apprit à l’Alzénienne que celui qu’elle cherchait était parti faire des courses chez l’épicier, comme tous les vendredis à dix heures. Encore pire dans la catégorie cruel, on avait le petit sourire de la voisine en question quand elle révéla à la pauvre bibliovore qu’en général, il ne revenait qu’en fin d’après-midi. L’arthrite, vous savez, ma fille… Surtout que l’épicier, il n’est pas tout à côté… Par contre, il n’est pas parti depuis très longtemps, et puis à notre âge, on ne marche pas très vite, si vous partez maintenant vous pouvez le rattraper… C’est par là… Vieille bique, va.

Et c’est comme ça que la jeune fille était repartie à l’aventure dans les ruelles. Alors, en tournant ici… Non. Là ? Non plus. Bien, la meilleure idée restait encore de demander aux passants. Quitte à être ridicule, autant l’être en se renseignant pour trouver un lieu qu’aucun touriste ne cherchait jamais que l’être en se perdant, purement et simplement. Mais bon, au bout d’à peine une heure, elle avait enfin trouvé. Une autre chose qu’elle avait trouvé, c’était un coup de soleil, et un autre de chaud. Il faut dire que, à cette heure de l’après-midi, l’astre du jour tapait relativement fort. Et que sur un teint de mort-vivant comme celui de Lawena, les UV pouvaient avoir des effets dévastateurs. Cependant, le problème n’était pas là. Non, le problème majeur qui se posait à ce moment précis était d’un autre ordre. Et il se résumait en quelques mots : l’épicier, il ne vendait pas que des épices. Non, attendez, ce n’est pas ça le problème. Le problème, c’était qu’il avait l’air d’avoir une certaine renommée parmi les autochtones. Et que l’alzénienne était bien incapable de dire lequel des autochtones en question était celui qu’elle cherchait. Certes, elle pouvait au moins écarter la jeune fille, qui tenait ce qui semblait être son petit frère (ou son fils, après tout, il y avait beaucoup de choses que l’on ne trouvait pas à Opale, alors pourquoi auraient-ils des moyens contraceptifs efficaces ?), ainsi que toutes les représentantes du sexe intelligent présentes. Mais il restait quand même pas mal de vieillards dans le lot. Et puis de toute manière…

- Aoutch ! Wouah, ça fait mal !

De toute manière, elle venait de se prendre un cageot de tomates en pleine poire. Ah, enfin un point commun entre les deux villes. Dans les deux, il y avait des gens maladroits.