Comment en était-elle arrivée là ? Leila n'aurait su le dire. Il y a quelques mois encore elle menait une vie normale au cœur de son Opale natale, se complaisant dans les fêtes, les vols et les danses de rues. Et tout avait basculé le jour où sa route avait brusquement croisé celle d'un Traqueur, venu avec la ferme intention de la capturer pour la ramener à l'Empereur - qui convoitait son pouvoir, disait-on. La jeune fille n'avait dû son salut qu'à l'intervention inopinée d'une connaissance féminine de son opposant ainsi qu'à celle de son frère. Leila répugnait à se l'avouer, mais sans ces deux personnes dont elle ne connaissait pas même le nom, elle aurait certainement eu droit à une cellule au sein de la prison d'Alzen dont elle arpentait fébrilement les couloirs. Sa dague d'argent à la main, l'opalienne marchait en posant une main sur les flacons de poisons accrochés à sa taille afin qu'aucun cliquetis ne trahisse sa présence et en vint à se questionner sur celle de Roxanne d'Essling, avec elle devait faire équipe afin de couvrir l'évasion des prisonniers. Les yeux plissés pour mieux percer chaque coin d'ombre, elle continua d'avancer à pas prudents, l'esprit pétri d'interrogations. Pourquoi ? Pourquoi chacun des pauvres karnevaliens enfermés dans cette prison sinistre étaient nés pourvus d'un don qu'ils n'avaient jamais voulu posséder ? Pourquoi elle-même avait-elle vu le jour karnevalienne, son pouvoir logé en elle en attendant son heure propice ? Que n'avaient-ils désiré pareille différence, alors que la paranoïa de l'Empereur vis-à-vis de ces pouvoirs les rabaissait au statut de simple animal au vu de ses partisans et de ses Traqueurs ? Une question qu'elle n'avait jamais songé à se poser lui taraudait l'esprit depuis sa première rencontre avec un Traqueur : d'où tenait-elle son pouvoir ? Ces dons se transmettaient manifestement de façon héréditaire. Son père n'en possédait aucun, elle en était certaine. Alors ... cela voudrait dire que son karnevale lui venait de sa mère ? Leila n'avait que peu connu l'auteure de ses jours, décédée à ses huit ans. Mais la jeune fille n'avait jamais vu le corps de sa mère, on lui avait simplement annoncé tristement qu'elle avait rejoint l'Autre Monde. Serait-ce possible que Madja Herui ait été tuée car étant karnevalienne, rebelle ou non ? Ou bien était-ce possible - Leila caressait cet espoir tout en sachant qu'il avait peu de chance d'être réel - qu'elle était encore en vie, enfermée quelque part ? Peut-être même ici ? L'opalienne secoua la tête pour remettre de l'ordre dans ses pensées. Rien ne servait de se réjouir de faux espoirs ... Sa pauvre mère avait bien plus de chance d'être morte et enterrée depuis ces huit années qu'enfermée dans une cellule sombre et humide. Leila poursuivit son chemin en dardant les couloirs de la prison d'un regard circonspect. Un voire plusieurs Traqueurs pouvaient surgir à tout moment, avertis de leur présence par leurs collègues qui devaient affronter Lawena, Siam, R. et Tyler en ce moment même. L'opalienne eut une pensée pour eux. Certes, elle ne les connaissait pas, mais ils étaient tous karnevaliens et poursuivaient le même but, cela suffisait à lui faire espérer qu'ils se tirent de cet assaut sans problèmes. Soudain, Leila cessa brusquement de marcher, tous les sens en alerte. Elle devinait qu'on approchait. Et l'on était pas animé des meilleures intentions ... S'attendant à voir apparaître un Traqueur d'un instant à l'autre, l'opalienne ferma les yeux et se concentra intensément afin d'user de son karnevale. Elle sentit un fourmillement parcourir son corps et se métamorphosa en une petite masse de sable, qui s'empressa de se glisser vers un coin d'ombre proche et de s'aplanir pour mieux se cacher. Elle était prête. Peu importe qui arriverait, elle bénéficierait de l'effet de surprise et était prête à défendre vigoureusement ses compagnons afin que ceux-ci s'extirpent de l'énorme bâtisse les prisonniers libérés aux bras.

Là, tout de suite, Roxy elle maudissait et avait envie de buter tout le monde. Non mais sérieusement. C'était juste une autre preuve du fait que, dès qu'elle sortait de Karnevale Avenue, c'était un joli foutoir. À croire qu'en fait ils faisaient tous EXPRÈS de la faire sortir pour l'emmerder et la faire péter un câble. Ouais, c'était sûrement ça. Et, alors qu'elle courait comme une conne -parce qu'elle était à la bourre, en fait, forcément-, elle n'avait de cesse de marmonner un «Vlad, fais gaffe à ton cul quand je vais rentrer, foutu salopard.».

Lorsque les murs de la prison alzenienne -putain, qu'elle détestait cette ville- se dessinèrent face à elle, elle arrêta sa course et pris une gigantesque bouffée d'oxygène. Bon bah voilà. Elle allait encore devoir taper du pro-Raziel. Ces derniers temps, ça devenait un genre de rituel, presque. Elle se mordit la lèvre inférieure alors qu'elle récapitulait dans sa tête toutes les informations qu'elle avait, et c'était pas si simple vu sa tendance à tout oublier ou presque. Bon, il n'y avait qu'à retenir qu'elle devait retrouver une fille nouvellement rebelle et s'amuser à occuper les types qui auraient pas envie d'aller taper sur leurs autres camarades karnevaliens pour que les autres qu'on a un peu envoyé au suicide dans la prison puissent essayer de se barrer sans avoir encore plus de problèmes qu'ils n'en auront sûrement déjà. Que du bonheur. Elle regarda derrière elle comme cherchant une caméra pour se dire que non, c'est bon, elle était dans un vieux film de merde.

Même pas. Pffff. Elle mit ses lunettes de soleil, qui traînaient dans une de ses poches, sur son nez alors que les rayons du Soleil qui se levaient commençait à lui perforer la rétine.

«Quand faut y aller.»

Comme elle le pensait, aucune difficulté à entrer dans l'enceinte de la prison. À croire que la confiance absolue en son égo démesuré de Raziel avait contaminé jusqu'à ses subordonnées. Oh elle n'allait pas s'en plaindre, autant s'économiser. Parce que la suite s'annonçait sportive.

Au détour d'un mur dans la vaste cours de la prison, l'écho presque inaudible de ses pas résonna avec l'écho de voix qu'elle pouvait deviner. Un instant, elle pesa le pour et le contre dans son esprit. D'un côté, rester discrète ce serait pas mal parce que voilà, elle connait pas tous les traqueurs par cœur -s'il s'agissait bien de la voix de traqueurs, comme elle s'en était persuadée toute seule-, donc c'était peut-être suicidaire. D'un autre côté, même si elles -parce qu'elle allait bien finir par tomber sur sa coéquipière- faisaient tout pour se la jouer espionnes, ça allait péter à un moment ou à un autre. Oh bah allez hein. De toute façon dans les films, les infiltrés ils se font toujours repérer et ça se termine en baston sanglante, autant brûler les étapes.

«C'est clair qu'à cette heure, j'aurais préféré renifler l'odeur de mon café du matin, perso'. Mais que voulez-vous, j'dois venir respirer du traqueur. Y a mieux pour se réveiller.»

Bonne pioche. Du traqueur. Et elle les connaissait vite-fait grâce aux diverses informations qu'ils avaient. Au moins elle allait pas se taper l'air con. Du coin de l'œil elle essaya de repérer sa collègue, sans succès. Bon au moins, elle espérait que, où qu'elle soit, elle allait profiter du fait qu'elle se tape l'affiche pour se la jouer mode surprise. Ce serait bien quand même, parce que la blonde se sentait seule là. Un peu.

Ses mèches blondes se baladèrent un instant devant les verres sombres de ses lunettes, poussées par une brise fraiche et matinale, alors que sa nuque craquait en prévision des efforts prochains.

«Ok alors, vous voulez retrouver vos copains dans votre prison de merde ou vous préférez rester vous amuser avec moi ?»

Une onde magnétique circulaire se propagea sous ses pieds, frétillante d'une adrénaline grandissante.

«Ça me va si vous restez, hein. J'aimerais bien pas m'être levée pour rien.»

Le seul inconvénient qu'impliquait l'abandon de sa forme physique pour adopter celle d'un petit tas de sable consistait en la perte de tous ses sens, excepté l'ouïe. C'est pourquoi Leila était aux aguets, guettant le moindre son qui pouvait constituer un renseignement supplémentaire quant à ce qui l'entourait. Les pas qui avaient éveillé sa méfiance se rapprochèrent pour finalement s'arrêter tout près d'elle. L'opalienne hésita longuement : venait-elle de se dissimuler aux yeux de sa coéquipière ou bien à ceux d'un Traqueur ? Elle prit la décision d'attendre jusqu'à ce qu'un son même infime lui donne la possibilité d'en avoir le cœur net. D'autres pas, plus lourds, plus pressés, interrompirent ses réflexions. Ils s'approchèrent et parurent rejoindre la personne déjà présente dans le couloir de la prison avant de s'arrêter. Aussitôt, un tapotement régulier se fit entendre, et Leila mis plusieurs secondes à comprendre qu'il s'agissait certainement d'un talon qui claquait sur le sol de marbre, marque d'impatience ou d'excitation fébrile. Quelques phrases échangées par deux voix, l'une féminine l'autre masculine, convainquirent Leila qu'elle se trouvait face à deux Traqueurs - sans qu'ils n'aient moyen de le savoir, bien heureusement. Absorbée par son écoute, elle n'entendit pas approcher Roxanne d'Essling, ce qui expliqua un violent sursaut de sa part lorsque sa coéquipière annonça sa présence aux deux Traqueurs. Leila imagina que l'attention de ces deux derniers devait être portée sur l'apparition de la Karnevalienne, aussi sauta-t-elle sur cette occasion de bénéficier de l'effet de surprise. L'opalienne reprit forme humaine à la vitesse de l'éclair et se précipita sur la Traqueuse, la plus proche d'elle, avant de la prendre à bras-le-corps et de dégainer sa dague d'argent pour la lui plaquer violemment sur la jugulaire. Elle lança un regard haineux à l'autre Traqueur, s'attardant sur sa fourche, et lui lança :

- Sache que je ne m'amuserais pas à lui déchirer la gorge pour attendre gentiment qu'elle se vide de son sang, quoique ce serait tentant. Ma lame est enduite d'un poison mortel, alors un seul geste et elle y passe dans la minute qui suit.

En réalité, Leila avait frotté sa dague d'un puissant paralysant avant de se mettre en route pour la prison d'Alzen. Elle était certes une voleuse, mais jamais elle ne se serait résolue à tuer quelqu'un, à part les assassins de sa mère, sans doute. Mais le bluff pouvait se révéler parfois bien plus utile qu'on ne le pensait.

Eyh non mais eyh merde, putaiiiiin. Là Roxy elle avait juste envie de se facepalm comme pas possible. Parce que c'était clair hein. Elle s'était bien bougée pour que dalle. Ils avaient pas besoin d'elle pour foutre le bordel partout les jeunots. C'te haine. Vladounet, tu vas pleurer ta mère. Par réflexe, la karnevalienne avait fait péter la dose de magnétisme, parce que la traqueuse elle semblait complètement frappée -ou inconsciente- la pauvre. Si bien que les balles qu'elle tirait totalement à l'aveugle filèrent dans le mur dans face à vitesse grand V.

Ok, c'était le bordel et on s'était bien foutu de sa gueule, mais autant qu'elle fasse vite-fait un truc, au moins pour calmer l'autre tueuse là, parce que pfiou. Du coup, Roxy qui voulait quand même bien son petit moment de classe, juste vite-fait quoi, elle arracha des mains de la traqueuse l'arme à feu avec laquelle elle s'amusait et la fit voler -peut-être bien à l'autre bout d'Alzen, allez savoir- d'une décharge de magnétisme bien placée.

«Eyh tu pourrais te calmer un peu, chérie, et écouter ton pote ? Ça m'emmerde d'être venue vous rendre visite avec autant d'enthousiasme pour déjà devoir me casser, mais après tout, ça me fera moins de crampes demain.»

Se massant un instant la nuque rien qu'à cette pensée, elle réajusta ses lunettes de soleil sur son nez avant de reprendre la parole. Elle aimait bien parler, Roxy. Surtout dans les pires moments en fait.

«Bon plus sérieusement, je crois qu'on est tous un peu dans la même merde, donc ce serait cool de faire pouce et de penser gentiment chacun à notre gueule. Disons que j'ai pas envie de me prendre une prison sur le nez et encore moins de crever avec vous.»

D'un mouvement de bras, elle magnétisa la pauvre Leila jusqu'à elle, l'enserrant d'un bras pour la soutenir -c'est pas comme si elle venait de s'en prendre une mais si, hein, alors Roxy elle supposa que ça pourrait toujours servir- et leva les yeux vers Warren, qui lui semblait quand même pas trop con.

«Allez copain, tu t'occupes de ta coéquipière et on sauve chacun notre peau comme ça tout le monde il est content ? Allez, banco.»

Elle ponctua ses paroles d'un clin d’œil à l'adresse de sa propre coéquipière à elle.

«Je sais que je suis arrivée à la bourre, mais au moins ça va, je pense pas être trop inutile hein ?»

Remettant en place une de ses mèches blondes rebelles d'un mouvement de tête, elle tourna bien vite le dos aux traqueurs pour se focaliser sur sa sortie avec classe et panache -parce que c'était pas comme s'ils allaient pouvoir lui faire bien mal avec son aura magnétique hein- mais aussi sur ce qu'elle allait réserver à Vlad à son retour.

Non parce que quand même, dans le genre journée de merde.

Bon en attendant, c'était focus sur la priorité de se casser vite-fait et, peut-être aussi d'aller aider les autres. Non parce que quand même, c'était déjà le bordel là où ils étaient, alors elle voulait même pas imaginer comme c'était au fin fond de la prison.