Howard assistait depuis le début de la journée au spectacle qui se déroulait à Alzen. Il y assistait, le visage penché sur la vitre d'un aéronef faisant un dérangeant surplace dans les airs. Il y assistait du haut de ce trône d'acier, impassible. Instigateur de ce déchirement malsain entre deux camps qui avaient des allures de famille brisée, la tournure que les choses prenaient lui semblait parfaite. Il voyait sous les hélices de l'appareil la cité volante convulser et dans la forêt d'Orphée les mécanismes agoniser, vomissant d'épais nuages d'une fumée noire. La confiance placée entre les mains de Vladimir n'était donc décidément pas une mauvaise décision.

Un sourire se dessinant dans le coin de ses lèvres, il se laissa imaginer qu'après tout, ce jeune homme serait en effet digne de sa chère Roxanne. Mais les pensées du patriarche des d'Essling volèrent en multiples éclats au même instant que la Tour du Savoir, un peu plus loin dans le vide aérien, s'écroulait et implosait. Les interprétations étaient multiples, et des équations défilèrent dans son esprit au rythme des explosions. Les inconnues se multipliaient. La Tour du Savoir. Le lieu où Vladimir était allé défier Raziel. Howard n'avait pas un doute sur le dénouement de cette journée, ni sur le Monde qu'illuminerait le Soleil du lendemain matin. La seule incertitude était la survie ou non de Vladimir. Une mort du seigneur de la rébellion n'était pas envisageable.

D'un regard tranchant et silencieux, il ordonna au pilote de quitter son mutisme aérien pour voler en direction de la Tour du Savoir. Une interminable moitié de minute s'écoula dans un silence seulement déchiqueté par le bruit de l'appareil avant que le monstre de métal ne se pose enfin, à quelques mètres derrière Raziel et Vladimir, créant une gigantesque bourrasque de poussière qui se dissipa en même temps que les moteurs de l'engin s'arrêtaient. La lourde porte vacilla et s'écrasa sur les gravas.

Howard inspira une grande bouffée de cet air ignoble, chargé de pleurs et de destruction. Son instinct ne le trompait jamais, et sa venue en ces lieux était le mouvement parfait. Car face à lui se dressait un Raziel fier qui tenait à bout de bras un Vladimir mort déjà une fois. Glissant les mains dans les poches de son pantalon noir, Howard d'Essling entama sa marche lancinante vers cette scène morbide et déchirante. Sa voix résonna dans le silence alzenien alors qu'il se dressait de sa hauteur derrière l'Empereur de Sphéra.

«Il semblerait que mes informations étaient justes, qu'il s'agisse de celles pour vous, Raziel...»

Ses yeux se posèrent sur la personne de Raziel, revigoré, puis de Vladimir, évincé.

«...Ou de celles pour vous, Vladimir.»

Howard fit un nouveau pas en direction de ce futur qui lui tendait les bras, qui tendait les bras au Monde entier. Et il enserra le bras électrifié de Raziel de sa poigne de fer.

«Toutefois, mon cher Raziel, je pense que vous devriez faire preuve de plus de retenue.»

Comme devait sûrement le penser l'Empereur quelques minutes plus tôt, oui, la fin était désormais proche et imminente. Mais peut-être pas celle qu'il imaginait depuis le début de cette journée à marquer d'une pierre éternelle sur le calendrier infini de cette planète.

En vérité, Howard attendait ce jour depuis longtemps, tellement longtemps, du haut de sa montagne de puissance dorée, mais qui brillait dans l'ombre.

«Après tout, voir ce jeune homme mourir et ne rien faire pour l'aider ne ferait que m'attirer les foudres de ma fille. Et je pense que vous savez très bien...»

Il abaissa le bras de l'Empereur pour couper l'élan de son geste funeste.

«...De quoi elle est capable.»

Le glas de la mort avait sonné.
Au milieu de cet éboulement de débris, le destin était en marche et l’issue de ce conflit semblait déjà être fixée et irrévocable. L’Empereur ne pensait déjà plus qu’à la pompe de sa gloire, et considérait que son geste décisif marquerait le début d’une nouvelle ère, celle de son règne omnipotent et incontesté. Dans son esprit, le ciel commençait déjà à se dégager.

Il était prêt à abattre à bout portant cet homme qui avait osé se dresser contre sa volonté et qui n’était désormais plus son fils. Il savourait ces quelques instants, cherchant la crainte qu’il inspirât dans le regard de Vladimir. Alors qu’il s’apprêtait à donner l’ultime châtiment, une voix qu’il connaissait bien capta son attention et retarda le coup final. L’Empereur daigna détourner son regard de son fils, observant avec considération le nouvel arrivant sur le champ de bataille. Il resta silencieux, attentif aux paroles de son vieil ami, sans desserrer un seul instant la pression qu’il exerçait sur le col de Vladimir. Ce qu’il disait n’avait aucun sens.

L’homme empoigna alors le bras de Raziel, qui lui lança un regard méprisant doublé d’incompréhension. Ses doigts osseux s’écartèrent et lâchèrent leur prise, qui chuta du haut de son immense piédestal. La terre tremblait sous son trône sans qu’il ne s’en soit rendu compte un seul instant. Il écarta le corps inconscient d’un coup de pied sans lui accorder un dernier regard, fixant Howard d’une œillade qui tendait à lui intimer l’ordre de le lâcher immédiatement. Personne, pas même Howard d’Essling, ne pouvait prétendre avoir le droit de toucher le plus grand des seigneurs.

Son bras abaissé, les étincelles qui en émanaient disparurent peu à peu. Il fut pris d’une soudaine inquiétude mais chassa ces pensées de son esprit, convaincu de sa propre invincibilité que personne ne pouvait égaler.

« Je pense qu’il est temps pour vous de passer l’arme à gauche, mon cher Howard. »

Howard lui avait été très utile jusqu’à maintenant, il ne pouvait lui en être que reconnaissant ; mais l’Empereur n’était pas le genre d’homme prêt à partager son trophée.

« Je suis le seul souverain. Et je continuerai d’avancer, seul. »

Il était temps de s’en débarrasser. Il souriait, fier et victorieux. Il imprégna son poing libre d’une charge colossale d’électricité, avant de l’abattre sur son vieux compagnon.

C’est du moins ce qu’il tenta.

«Mon cher Raziel, ce que vous faites est terriblement impoli...»

Pour la première fois depuis longtemps, un plus large sourire, rictus symbole d'une incroyable satisfaction, se dessinait au coin des lèvres d'Howard. Il n'avait plus besoin de rester derrière cet étouffant masque de neutralité, le rideau devait se fermer une bonne fois pour toutes sur ces années bien trop sombres. Et c'est avec ce sourire qu'il avait écouté et observé la réaction de l'Empereur, une narcissique aura illuminant l'être tout entier de celui-ci, tant il respirait une nauséabonde confiance. Si seulement il avait bien plus tôt remarqué que les pieds de son trône étaient fendus depuis longtemps.

Au moment où le poing rageur d'un Raziel aveugle sur son futur allait s'abattre sur lui, le corps tout entier d'Howard sembla, au fond de lui, ne faire plus qu'un avec la terre et le sol qu'il incarnait. Sa main ouverte s'abattit sur le poing de Raziel, le piégeant dans sa paume. Le choc électrique attendu se produisit et le courant s'échappa du poing de l'Empereur pour se propager le long du corps d'Howard. Mais, plutôt que de le toucher, il sembla glisser sur lui avant de finalement, une fois arrivé à ses chaussures de cuire, s'écouler sur le sol ravagé d'Alzen comme une matière aqueuse qui n'arriverait pas à prendre prise sur une corps imperméable.

Howard planta son regard dans celui de l'Empereur qui lui faisait face.

«En effet Raziel, vous avez toujours été seul. Et vous le resterez...»

Au moment où Howard serra de sa main le poing fermé de Raziel, le sol sous ses pieds se fissura, parcouru de tremblements. Le Karnevale d'Howard, masqué aux yeux du Monde depuis tant d'années, avait faim. Faim d'un insatiable désire de se faire connaître. Comme une plante invisible et grimpante, l'énergie de l'écorce terrestre coula un instant dans les veines d'Howard d'Essling, en même temps qu'il refermait un peu plus son emprise sur le poing de l'Empereur.

Jusqu'à ce qu'un sinistre craquement se fasse entendre. Progressivement et à mesure que l'implacable poigne d'Howard se refermait sur Raziel, le patriarche des d'Essling abaissait progressivement son bras, tordant celui de l'Empereur branlant, le son malsain que produisait le membre que l'on torturait se propageant en un écho terrible au milieu des décombres. Howard tira le bras de l'Empereur, l'approchant vers lui, collant presque son front au sien, plongeant un peu plus son regard implacable au fond des yeux de son adversaire de cet Historique instant.

«Je pense qu'il est temps que cette planète soit libérée de votre emprise et de vos mensonges.»

L'incroyable puissance que déploya son karnevale fit battre plus rapidement son cœur, faisant bouillir l'intérieur de ses veines d'une chaude adrénaline. La terre voulait retrouver sa pureté, se laver de bien trop d'obscures décennies qui la souillèrent. Elle hurlait son besoin de vengeance. Et avec elle, Howard hurlait le sien, qui attendait patiemment. Il lâcha le bras broyé de Raziel au moment où le sol sous les pieds de l'Empereur commençait à convulser, océan de terre mortel. Le sol de la cité d'Alzen se souleva dans une puissante onde de choc, frappant l'Empereur de sa masse rageuse et solide comme ne peuvent l'être que des pierres millénaires. La terre venait de prendre la forme d'un poing tendu dont le coup propulsa Raziel plusieurs mètres plus loin.

D'un pas serein, Howard avala la distance qui venait de se créer entre eux, faisant vibrer le sol à chaque fois que la semelle de ses chaussures s'y posait. Ses yeux se baissèrent sur l'Empereur.

«Alors, Raziel. Que comptez-vous faire ?»

De violentes vibrations parcoururent son bras à vive allure, alors qu’il encaissait le choc de la collision. Alors qu’il encaissait le choc de la révélation. Il se voulait indifférent, méprisant, face à cette soudaine montée en puissance d’Howard, mais la haine qui le submergeait soudain était indescriptible. Comment cet homme pouvait-il se permettre de lui tenir tête ? Comment pouvait-il posséder cette force dévastatrice qui le surpassait sans qu’il n’en ait jamais eu connaissance ? Des dizaines de questions défilèrent dans son esprit, lui faisait peu à peu perdre son calme et son assurance. Un parfum de trahison se diffusait dans l’air.

Raziel serra les dents. Tous les muscles de son corps se contractèrent, lorsqu’Howard, impassible, tordit son bras à en fissurer ses os. Ses articulations gémissaient de douleur, alors que lui ne parvenait pas à prononcer le moindre son, terrassé par un mal qui le fit céder.

L’empereur Raziel O’Connor, pour la première fois de son existence, avait posé le genou à terre. Il courba l’échine, se retrouvant en position de faiblesse face à cet homme qu’il avait largement sous-estimé. Sa fierté hurlait de douleur, bien plus que l’os de son bras qui s’était littéralement brisé.

Alors que le sol d’Alzen ne cessait de trembler, alors que la cité se mourait, le traitre se tenait debout, avec une expression sereine et patiente. Pourtant Raziel n’y voyait que la rage qu’il éprouvait à son égard. Sa vue se troublait. Les pensées et émotions se chevauchaient dans sa tête, lui faisant perdre toute lucidité et raison. Raziel aurait été prêt à exécuter cet homme même de la manière la plus lâche qui soit, afin de s’en débarrasser définitivement.

Il tenta difficilement de se relever, rongé par un mal inhumain, comme si la douleur de son bras s’était propagée dans tout son corps. Le visage déformé par la rage, il dévisageait Howard d’un regard haineux. Il ne pouvait pas accepter cela. Il n’était pas tolérable que l’on piétine son honneur d’une telle façon.

Mais c’est alors qu’un bras de la Terre émergea du sol et se jeta sur l’Empereur, l’éjectant à plusieurs mètres de sa position initiale, meurtrissant un peu plus son corps déjà bien amoché. Dans un élan de rage folle, il se leva alors, poussant un hurlement qui lui déchira les poumons. La colère lui brûlait les veines, la rancœur lui faisait perdre la raison. Ses membres faillirent, et il perdit l’équilibre, retombant au sol, abandonné de ses pleins pouvoirs.

Il sentait les vibrations du sol que provoquait chaque pas d’Howard. Les vibrations se firent de plus en plus fortes. Son état de panique aussi.

Howard était désormais à proximité. Il le regardait de haut ; cet insupportable regard méprisant ne fit qu’envenimer sa colère.

« Il n’est pas question que je vous laisse réaliser vos folies utopistes… Sphéra m’appartient ! »

D’une main ferme, il se saisit de la cheville d’Howard, tentant le tout pour le tout. Il chargea sa main d’électricité, une nouvelle fois, et la fit passer dans le corps de son ennemi juré.

Raziel craignait Howard. Il craignait la fin de son règne qui se dressait fièrement devant lui et qui lui riait au nez.

«Que dites-vous ?...»

Les traits du visage impassible d'Howard se crispèrent et ses sourcils se froncèrent. Au fond de ses yeux une flamme, comme le brasier d'une vengeance éternelle, étendit un peu plus ses langues rougeoyantes dans son esprit. L'Empereur Raziel venait de prononcer les mots de trop. À cet instant, Howard se mit à regretter de ne pas lui avoir confisqué sa langue dès le début, tant son sang bouillonnait.

Sang qui se transforma l'espace d'un court instant en une sève qui faisait battre son cœur comme s'il s'agissait de celui, de bois, d'un arbre ancestral qui plongeait ses racines dans les profondeurs d'une Terre maternelle. Les racines étaient ses jambes, fermement fixées à la terre alzénienne. Comme précédemment, et même si cela était triste pour l'Empereur, la décharge qui frappa Howard ne fit que sombrer dans les abîmes d'une Terre qui n'attendait que d'en accueillir les charges électriques. Comme s'il avait été prédestiné depuis sa naissance, préparé dès que son cœur se mit à battre à affronter l'Empereur tyrannique, la Nature lui avait fait don de ce pouvoir terrible, frère jumeau et opposé diabolique de celui de Raziel, tant il excellait dans l'art de l'annuler. D'annuler ses espoirs.

Dans un geste d'émotions et d'agacement purs, la jambe à laquelle était accroché la main valide de Raziel se souleva avant de s'abattre lourdement sur le visage de l'Empereur. Les vibrations sismiques qui en résultèrent, bien que faibles, parcoururent le corps du souverain pendant quelques instants, permettant à Howard de dégager sa jambe de cette emprise qui le répugnait fortement.

Abaissant son bras, il souleva Raziel par le col, le hissant au niveau de ses yeux furieux.

«Permettez-moi de graver une bonne chose dans votre crâne, mon cher Raziel...»

Howard aurait préféré garder son calme, comme toujours. Malheureusement, l'instant Historique qu'il écrivait en ce moment ainsi que le visage et les paroles de cette homme qu'il haïssait ne faisaient que lui remémorer les si nombreuses raisons de ses actes. Des années d'une vengeance générationnelle se noyaient et se mélangeaient dans son esprit et faisaient qu'à cet instant, Howard levait son bras, le poing serré.

«...Sphéra ne vous appartient pas et ne vous appartiendra jamais...»

Son poing s'abattit sur le visage de l'Empereur en même temps que les paroles d'Howard traversaient la barrière de ses lèvres.

«...Sphéra... La Terre... n'appartient à PERSONNE !»

Howard lâcha le col de l'Empereur au moment où son poing, chargé de toute sa fureur, entrait au contact du visage de celui-ci, le projetant de nouveau au sol sous la violence du coup.

Les veines d'Howard d'Essling palpitèrent encore un instant avant que son souffle ne se fasse plus régulier et qu'un calme glacial ne s'abatte de nouveau sur son esprit.

Puis il s'accroupit au niveau de ce qu'il n'avait jamais considéré comme un Empereur.

«C'est du moins ce que pensait mon père, Edward d'Essling.»

Un sourire plein d'ironie se dessina au coin des lèvres d'Howard.

«Vous souvenez-vous seulement de lui ? Après tout, votre père a réalisé un très beau travail de manipulation pour que l'Histoire oublie le nom de toutes les personnes qui ont fait naître cette nouvelle Terre, cette sphère...»

Raziel n’avait jamais ressenti une telle humiliation à ce jour. Peut-être que tous ses sujets le regardaient de haut, à cet instant, peut-être que plus personne ne pourrait le craindre, maintenant qu’un homme capable de rendre nulle la puissance de son karnevale avait fait son apparition. Maintenant que tout s’était écroulé comme un simple château de cartes.

La chaussure d’Howard vint percuter de plein fouet la tête de l’Empereur, qui se voyait désormais traité comme un mendiant méprisé par un aristocrate moqueur. Lui, qui avait toujours été en haut de la sphère, au sommet du monde, se trouvait aujourd’hui plus bas que terre. Il ne regardait même plus Howard dans les yeux, incapable d’encaisser ce regard qu’il lui adressait.

Un nouveau coup en pleine figure. Le poing chargé de colère vint frapper Raziel à nouveau, lui qui n’avait plus la force de se défendre, ni l’espoir de pouvoir trouver la faille de son karnevale. Il attendait qu’un miracle tombe du ciel. Quelque chose allait tomber du ciel, cela ne faisait aucun doute, mais certainement pas ce qu’il attendait dans un espoir vain. Il se retrouva à nouveau expulsé plus loin par la violence du coup. Sa tête se cogna au sol cimenté, et du sang se déversa en quantité dans sa nuque.

Il resta couché au sol, sans même chercher à se relever. Lorsqu’Howard s’accroupit près de lui, Raziel esquissa un large sourire, satisfait de voir que son ennemi commençait à se mettre en colère. Il écarquilla les yeux, sans accorder d’importance à ses paroles, et lui cracha sur la chaussure avec une grâce sans pareil.

« Votre père n’était qu’un malade mental qui a bien mérité son sort. »

Il se mit à rire comme un dément, fixant Howard d’un regard purement moqueur.

« Qu’espérez-vous ? Vous croyez qu’en vous faisant passer pour un héros, vous amènerez la paix en Sphéra ? Ne me faites pas rire. Vous n’êtes qu’un clown, Howard. »

Il avait pourtant perdu la partie. Au fond de lui, il le savait déjà.

«C'est ce que vous pensez de tous les hommes et de toutes les femmes qui se sont dressés contre vous et votre famille ?»

Howard fit totale abstraction du reste des paroles et des gestes de l'Empereur, un concentré de provocations pures, les actes du désespéré, du condamné. Comme pour se donner l'aura d'un vainqueur et le rôle d'un martyre. Il se releva en attrapant de nouveau Raziel par le col, le soulevant et l'arrachant à la poussière alzénienne, posant un instant son regard sur son visage sanglant avant de tourner ses yeux en direction de la foule.

Oui, de la foule. Des fous qui n'avaient pas encore quitté la cité volante alors qu'elle était en train de dangereusement sombrer, ils s'en étaient tous rendus compte désormais, les nuages défilants progressivement à leurs côtés. Mais leurs sens curieux les avaient coupé dans leurs pulsions de fuite pour les attirer, comme des charognes, vers les échos d'un combat violent qui, ils le savaient, était en train de bouleverser à jamais leur destin. Ils bravaient la mort pour respirer ce vent du changement.

Howard souleva un peu plus Raziel de sa poigne ferme, l'obligeant à regarder ces hommes, ces femmes et ces enfants.

«Si c'est ce que vous pensez vraiment, alors trouvez le courage de le dire encore une fois face à toutes ces personnes.»

Howard n'était pas cruel. Il savait qu'à l'instant présent et à la vue de l'état de l'Empereur, le lâcher au milieu d'une foule mi-ébêtée et mi-furieuse signifierait son arrêt de mort. Et ce n'est pas ce qu'il désirait. Les paroles d'Howard se firent murmures.

«Peut-être ne suis-je donc qu'un clown, mais je doute que votre sourire reste longtemps gravé sur votre visage lorsque vous vous retrouverez au milieu d'une population que vous avez pris tant de plaisir à ignorer et à persécuter.»

Sa prise se renforça un peu plus sur le col de l'Empereur...

«Mais je doute que vous soyez assez courageux pour assumer vos trop nombreuses années de mensonges et de tyrannie.»

...Puis il le lâcha, le laissant retomber sur ses faibles jambes, bien trop fragiles désormais pour porter le poids de tout son ego.

«Alzen est en train de chuter, Raziel, tout comme vous.»

Autour d'eux, le sol se brisa sans qu'Howard n'ait besoin de faire quoi que ce soit, achevant de convaincre la population encore présente de s'enfuir le plus vite possible à bord des aéronefs karnévaliens qui parcouraient la ville afin d'aider les civils à évacuer. Alzen se rapprochait de plus en plus des arbres de la forêt d'Orphée.

Le regard ferme, Howard dévisagea Raziel.

«C'est à vous de décider, Raziel. Me donnerez-vous tort et assumerez-vous vos actes face aux sphériens... Ou bien...»

Le poing d'Howard se serra sous la puissance de ses convictions.

«...M'obligerez-vous à faire justice moi-même ?»

Une foule de personne s’était rassemblée autour des deux combattants. Ce dernier affrontement signifiait sans doute pour eux le début d’une nouvelle ère. Ils semblaient tous inquiets cependant, non pour cet Empereur qu’ils avaient tous détesté, mais pour la ville qui les avait abrités. Howard avait raison. Alzen allait chuter. Et l’Empereur aussi.

L’homme avait fini par desserrer sa poigne avant de lâcher Raziel sur le sol, qui s’étala par terre, la joue collée au ciment froid qui ne serait bientôt plus qu’un tas de débris. L’espace d’un instant, il se rappela sa victoire contre Vladimir et se demanda comment il avait pu en arriver là. Ses forces le quittaient, il n’avait même plus l’envie de résister. Seulement d’en finir avec tout ça. Être ridiculisé publiquement était pire que tout, même en de pareilles circonstances.

Lorsque le sol commença à se fissurer, Raziel paniqua. À ce moment, il aurait été prêt à supplier Howard de ne pas l’abandonner ici. Il ne voulait pas mourir. C’était impensable. La soudaine frayeur collective l’affola. Il regarda partout autour de lui, alarmé, le cœur noué. Il se fichait de la vie de ses sujets, qu’ils se taisent ! Du moment que lui restait en vie.

Il lança un regard rempli d’effroi à Howard, oubliant tout ce qui venait de se passer.

« Je vous en prie ! Vous avez gagné ! Ne me laissez pas ici, Howard ! »

C'est lorsque leur vie défile devant leurs yeux que le cœur des hommes se révèle au grand jour, aussi triste que puisse être le résultat. Dans le regard de l'Empereur, Howard lisait tout l'égoïsme dont il était capable de faire preuve, semblant bien peu se soucier de la panique qui gagnait les habitants de sa précieuse ville, qui gagnait ses sujets. Il avait au moins le mérite d'avoir décidé.

Le poing d'Howard se desserra, ses émotions le quittant et se déversant dans le sol brisé. Alors il en serait ainsi. Laisser Raziel mourir entre deux pierres de la cité à laquelle il avait donné naissance serait un bien trop grand privilège. Non. Il répondrait de ses actes face à la justice d'un peuple auquel on avait retiré depuis bien trop longtemps sa liberté.

«Très bien.»

Emprisonnant le bras valide de Raziel d'un geste ferme et d'une poigne de fer, Howard le fit le suivre au milieu des décombres et du sol qui s'effondrait, ouvrant des gueules béantes sur un vide insondable. Mais, plus loin, l'aéronef d'Howard était toujours là et l'attendait patiemment, debout sur un sol encore stable, comme si le destin lui-même avait décidé de supporter les actions d'Howard.

La porte de fer de l'appareil se referma sur eux, après que le patriarche se soit assuré que tous les civils qui s'étaient précédemment rassemblés autour d'eux eurent trouvé un aéronef leur permettant d'évacuer.

L'aéronef décolla dans un nuage de sombres poussières alors que le regard d'Howard se perdait dans la contemplation d'un horizon au bleu clair.

L'appareil filait rapidement en direction d'Amenthalys, en même temps que la cité d'Alzen achevait sa course folle et brisait les premiers arbres de la forêt d'Orphée...

...Avant de lourdement s'écraser sur le sol, soulevant un large nuage de poussière et créant une puissante bourrasque qui fit un instant trembler l'appareil. Sous les ailes d'acier de l'aéronef, on pouvait également imaginer la terre qui vibrait sous le choc de la chute de la ville.

Pendant plusieurs minutes un silence absolu régna sur tout Sphéra.

«C'est terminé.»