I. Boulevard of Broken Dreams [PV Raven O'Connor] [Suspendu]

I declare I don't care no more.

Le Soleil s'approchait lentement de son zénith, au-dessus de la grande place vide qu'était le Midnight Square. Vision étrange lorsque l'on connait de manière beaucoup plus précise cet endroit, d'habitude grouillant de vie, d'effervescence maladive. Toutefois, lorsqu'au-dessus du grand bâtiment éclairait autre chose que l'aura blafarde de la Lune, l'agitation s'en trouvait comme désintégrée, comme incapable de survivre à cette atmosphère bien trop différente, à cet environnement bien trop hostile. Oui, lorsque la nuit n'étendait pas son influence jusqu'à ce lieu, il était vide. Toutefois, en ce milieu de matinée, une agitation relative s'épanouissait en son sein.

«Vous pouvez me dire où est-ce que j'ai bien pu trouver des incapables comme vous ?!»

Énervée et exaspérée, la voix puissante de Roxanne résonna bientôt dans tout le square vide, brisant ainsi sa tranquillité, son silence. Elle se mit à maudire tous les dieux, les esprits et toutes les idioties du genre qui pouvaient exister sur Sphéra. La gérante du Midnight était debout au milieu de la salle principale du Midnight, pour le moment vêtue de ses vêtements les plus classiques et les plus strictes, une simple chemise et un pantalon noir, ainsi que des chaussures dont les talons ne la faisait que paraître encore bien plus grande qu'elle ne l'était déjà. Un costume typique de la plus effrayante femme d'affaires de Karnevale Avenue mais qui pouvait sembler bien particulier pour la personne qui ne connaissait la jeune femme que par son rang d'emblème charismatique, excentrique et folle du Midnight. Pourtant, les karnevaliens de longue date étaient désormais habitués à la voir ainsi. Tout comme ils étaient habitués à ses colères foudroyantes, ses crises de nerfs sur ses employés qu'elle jugeait tous les jours plus incompétents que la veille. Ce qui, en soit, montrait bien son affection et son attachement pour sa petite équipe.

Roxanne se laissa tomber sur une chaise qui trônait au milieu de la vaste salle vide, alors que tous s'afféraient comme de petites fourmis pour préparer la soirée qui allait se dérouler ici lorsque la nuit serait tombée. Elle sortit d'une des poches de son pantalon son fidèle carnet dont elle tourna précipitamment les pages jusqu'à arriver à un croquis rapidement gribouillé qui représentait la disposition finale de la salle. Elle releva les yeux.

«Non, non, non ! Comment est-ce qu'il faut vous l'expliquer ?! Plus loin la table, plus loin ! Voilà, contre le mur. C'est pas possible...»

Elle soupira et se leva, rangeant son carnet. Elle alla prendre une petite bouteille de la plus célèbre bière de Karnevale Avenue qui trônait dans l'une des nombreuses caisses rangées derrière le bar du Midnight et se dirigea d'un pas vif vers la sortie. Elle fit une dernière volte-face afin de s'adresser de nouveau à ses ouvriers d'une matinée qui se transformeraient, le soir arrivé, en artistes et serveurs.

«Ok, je sors un moment. Si tout n'est pas terminé lorsque je reviens, vous savez pertinemment ce qui vous attend. Alors le boulot a intérêt à être fait.»

Puis elle s'engagea dans les rues encore calmes de la petite ville rebelle, décapsulant avec une aisance magnétique la bière glacée dans un petit son caractéristique. En buvant une gorgée à intervalles réguliers, elle saluait avec un grand sourire les courageux matinales de Karnevale Avenue. Elle arrêta finalement sa promenade en s'asseyant sur un banc qui jonchait l'une des rues de la ville, entre deux arbres qui commençaient à retrouver leur verdure perdue durant l'hiver. Une dernière gorgée avalée dans un soupire, puis elle jeta la bouteille de verre en direction d'une poubelle. Elle sembla flotter un instant dans les airs, volant avec aisance, poussée par un élan magnétique, avant de se laisser tomber tranquillement, une fois arrivée au-dessus de son but.

Roxanne se mit alors à laisser voguer son regard sur les différentes enseignes, déjà ouvertes ou encore fermées, qui se trouvaient en face d'elle. Elle aimait cette ambiance, ce calme relatif avant que l'agitation caractéristique de Karnevale Avenue apparaisse, midi passé. Elle se mit à sourire, presque bêtement.

Comme cette ville était magnifique !

Raven était sortit de bon matin ce jour là. Il aimait toujours sortir à l'aube, en cet instant où les plus insomniaques trouvaient Morphée alors qu'il restait encore du répit à ceux qui se levaient le plus tôt. Il aimait être le premier debout, même s'il savait que quelque part, des gens étaient éveillés. Il lui suffisait de parcourir les ruelles sinueuses d'Amenthalys pour apercevoir, à travers une fenêtre, un boulanger en train de s'affairer devant ses fourneaux rougeoyants. Ses pas lent rythmaient le levé du jour qui tardait à se manifester. L'atmosphère était reposante, le soleil n'avait pas fait son apparition et l'espace était tinté d'une douce lueur bleutée. Il avait le nez levé vers le ciel encore parsemé de quelques étoiles. L'horizon se colorait doucement d'une auréole pourpre et violine. Totalement perdu dans ses pensées, il ne voyait plus exactement où ses pas le menaient... Et il n'en avait rien à faire. Ces moments de répits, loin de tout, étaient si rares qu'il en profitait sans même se poser de questions. Et c'est de cette façon que notre prince s'éloigna peu à peu de sa ville...

Arrivant aux frontières d'Amenthalys, Raven sortit enfin de ses rêveries. Il regarda lentement derrière lui où se dressait, fière et droite, sa majestueuse citée, la où nichait le palais d'Ambre, sa propre demeure. Il en voyait les hauts murs, et cette simple vision l'en dégoutait. Le jeune homme ne voulait pas rentrer, il reprit donc sa marche d'un pas décidé. Devant lui il n'y avait rien, mis à part Opale surement, à des milles de là. Il marchait sans but, sans envie particulière autre que celle d'être désespérément, et irrémédiablement seul. Oui, enfin seul, c'était sa seule envie pour le moment. Il avait besoin de se ressourcer, de n'entendre que le vent. Quel massacre pour ses oreilles était d'entendre tous les jacassements et ricanements des femmes de la noblesse qui le suivaient à sa moindre sortie... Ici au moins il ne pouvait être plus tranquille. Ces temps ci il avait la ridicule et oppressante impression d'être suivi jusque dans ses propres appartements, ce qui était, il le savait, plutôt absurde. Les portes en étaient fermées, surveillées, et c'était d'ailleurs la seule chose qu'il avait réclamé au sein de ce palais, être tranquille. Seul les jumeaux avaient le droit de rentrer. Cependant il ne pouvait s'empêcher d'avoir la sensation d'être observé, et il ne parvenait plus à composer. Ce qui le mettait encore plus sur les nerfs. En clair et en bref, il avait envie de se changer les idées, et marcher un peu ne pouvait pas lui faire de mal. Les pieds perdus dans les herbes folles, perlées d'une fraiche rosée, il put contempler le somptueux levé de soleil qui éclatait l'horizon. Sans qu'il s'en rende compte le moins du monde, le temps passa. Il jouait avec le son du vent, déformant au gré de son karnevale les pousses tendrement vertes.

Il cru d'abord rêver. Le soleil était presque à son zénith en cet instant. Cela faisait un peu trop longtemps qu'il marchait, il avait les jambes engourdies. Et le soleil tapait sur sa tête, ce devait être cela, car, on ne lui avait jamais parlé d'une ville au milieu de ces plaines. Il était pourtant plutôt instruit sur la géographie de leur monde... Raven sentit son attention s'attiser, la seule option plausible était inconcevable... Le jeune prince continua d'avancer vers cette mystérieuse citée, son nom lui trainait sur les lèvres. Était-ce Karnevale-Avenue ?

Le beau jeune homme franchit les portes de la ville d'un pas lent, le regard curieux. L'architecture y était plutôt jolie, certaines façades des maisons lui rappelaient Amenthalys, d'autres Alzen. Il était bouche bée, et pourtant il souriant. Quelle jolie découverte était cette ville... Il ne la connaissait pas, pourtant elle lui plaisait déjà. Personne derrière lui, personne devant. Quelques passants, personne ne lui prêtait une quelconque attention. Personne, Personne. Il s'y sentait perdu, mais incroyablement vivant. Raven avançait avec un calme olympien, comme à son habitude. Il marchait doucement, observant quelques échoppes, pour comprendre où il se situait, si l'endroit était bien celui qu'il pensait... Il s'assit lentement sur un rebord de pierre, reprenant ses esprits. Regardant à droite, puis à gauche, son regard se fixa sur une jeune femme blonde assise sur un banc à quelques mètres en face de lui. Elle souriait, sans raison. Et il aimait cette vue d'une joie qui lui paraissait authentique. Peut-être pourrait-elle le renseigner sur la nature du lieu où ils se trouvaient ? Il n'avait rien à perdre à lui demander, il gagnerait surement une information.

« Excusez moi. Je suis arrivé ici par hasard, et en réalité je ne sais pas trop où je me trouve. Vous pouvez m'aidez ? »

Raven se força à sourire, inutilement pourtant car son ton naturellement doux n'évoquait aucune menace, tout comme son regard.

No one here is getting out alive.

Roxanne jeta un bref coup d'œil à sa montre. Environ une heure s'était écoulée depuis qu'elle était partie du Midnight. Elle avait encore le temps. Elle leva les yeux vers le ciel et laissa son regard s'y perdre et s'y noyer l'espace d'un instant, laissant le vent jouer avec les mèches blondes de ses cheveux. Elle se souvenait de son arrivée à Karnevale Avenue et du dépaysement que cela avait été pour elle. Même si la ville n'avait à cette époque pas sa grandeur actuelle, le parfum qui flottait dans son air était d'une senteur qu'elle n'avait jusque là jamais eu la chance de connaître: une douce odeur de liberté. Comme si le vent vous soufflait dans l'oreille que vous aviez désormais le droit de vivre comme vous le souhaitez et non plus comme les autres le voulaient pour vous. Roxanne, qui avait toujours été dans son monde aristocratique -et ce bien qu'elle le haïssait- avait eu bien du mal à se faire à cet air ambiant. Et même maintenant, cette profonde différence avec la totalité du reste du Monde l'impressionnait toujours. Elle soupira.

Et elle sursauta légèrement, tirée de ses rêveries matinales par une voix qui résonna dans ses oreilles, à son attention. Elle baissa la tête, fermant les yeux, et se massa légèrement le cou avant de finalement tourner son regard vers son interlocuteur. Oh, évidemment, elle avait l'habitude d'être accostée dans les rues de Karnevale Avenue. Mais, lorsqu'elle entrouvrit les yeux, elle se figea soudain dans son mouvement et, même si son visage affichait à ce moment une profonde neutralité, un sentiment de profonde interrogation et incompréhension aurait très bien pu s'y trouver. Car en effet, devant elle se trouvait Raven O'Connor, deuxième fils du Roi Raziel O'Connor, et à ce titre futur Prince de Sphéra un jour. Perplexe, elle se leva lentement, le dévisageant avec attention durant son mouvement, comme pour se persuader qu'elle rêvait et qu'il ne s'agissait pas de lui. Car, en effet, comment un membre de la famille impériale pourrait-il se trouver ici, à Karnevale Avenue ?! S'il y avait bien des personnes pour lesquelles les portes de la ville resteraient à jamais fermées, c'était bien pour eux. Mais non, il n'y avait pas d'erreur.

«Il faut croire que le hasard est bien déréglé pour permettre aux pires pourritures de Sphéra d'entrer ici...»

Durant ces quelques mots elle en profita pour s'approcher du jeune homme. Plus grande que lui, elle pouvait se permettre de le toiser du regard. Elle avait déjà eu l'occasion de le rencontrer, lui et toute sa famille d'ailleurs, les fois où elle était traînée de force à une réception organisée au Palais par ses parents. Ce qui pour certains était un privilège avait toujours été pour elle une véritable torture et elle n'avait jamais vraiment pris la peine d'apprendre à connaître les enfants de l'Empereur, préférant rester silencieuse durant toute la durée de leur visite. Alors, son souvenir doit être aussi brumeux pour lui qu'il ne l'est pour elle. Elle jeta un regard derrière-elle, pour désigner tout ce qui les entourait.

«Tu es à Karnevale Avenue, l'endroit que vous exécrez tous.»

Elle reporta son attention sur lui, plongeant son regard dans le sien.

«Et l'endroit qui vous exècre plus que tout également.»

Un léger sourire, narquois, se dessina sur ses lèvres.

«Alors, évidemment, les rues sont encore calmes pour l'instant, j'imagine que personne n'a vu qui tu étais. Mais, lorsque les personnes les plus écœurées par la moindre évocation de la famille royale remplirons la ville...»

Elle marqua une pause, comme pour bien insister sur le fait qu'il ne serait pas la bienvenue ici.

«...Alors, à ce moment là oui, tu auras besoin de mon aide...»

Elle acheva son discours, insistante sur sa fin.

«...Raven O'Connor.»

« Tu es à Karnevale Avenue, l'endroit que vous exécrez tous. »

Dans sa naïve espérance de ne pas être catalogué dans cet endroit, Raven n'avait pas mesuré les chances de se faire refuser. Il pensait qu'en ce lieu, qui était sensé se révéler à ceux, et seulement à ceux, qui le méritaient, il aurait été accepté. Son visage devint sombre. Bien sur. Même ici. Il avait été idiot. Dans un lent mouvement empli d'une froideur glaçante, il se redressa de tout son haut. Même si elle était légèrement plus grande que lui, il n'en était pas déstabilisé. La joie fugace qui l'avait atteint l'avait quitté sans quémander son reste. L'endroit que ''vous exécrez tous''. Il était comprit dans le lot. Ses humeurs habituelles avaient reprit leur place. Il était de nouveau lassé, blasé. Rompu d'être toujours mis dans le même sac. Sans avoir la moindre réaction, il la laissa babiller, débiter son flot de paroles qui se voulaient mordantes. Le jeune homme était immunisé contre ce venin qui l'avait tant de fois atteint. Ce jugement sur sa personne ne le touchait plus, non. Il était impuissant face à toutes ces personnes, partout dans Sphéra, qui le pensaient comme son père. Sa parole contre des centaines de rumeurs, était bien maigre pour nourrir tous les ragots. Alors il laissait couler...
Son regard profond et intense se ficha dans les yeux de la blonde. Aucun rictus ne trainait sur le visage du bien mystérieux prince. Dans la plus parfaite nonchalance, il énonça d'une voix où trainait cependant un soupçon de rancune et de rancœur.

« … Et bien mademoiselle, quand ce temps sera venu, laissez moi vous dire que je me protègerai seul. Si je n'ai pour aide qu'une femme qui juge sur de misérables rumeurs, je préfère me débrouiller par mes propres moyens. Mieux vaut seul que mal accompagné, dit-on ? Je garderais un mauvais souvenir de votre ville qu'on dit ouverte à tous ceux qui le méritent. »

Il inclina la tête sèchement, puis se détourna. Après quelques pas, Raven s'arrêta. Il était temps, après tout, de démentir toutes ces rumeurs. Peu importe qu'elle le croie, il avait envie de se défendre. Sans s'échauffer, il se retourna, un sourire froid sur son faciès à la beauté naturelle. Puis, son visage lui sembla familier. Il fronça un sourcil, faisant tomber son masque d'impassibilité. Il n'avait pas l'air déstabilisé, juste intrigué.

« Je vous ai déjà vue quelque part. »

Et Raven se mit à réfléchir à toute vitesse, il la sonda, plissant imperceptiblement les yeux. En quelques secondes, il avait fouillé dans sa mémoire, et s'était souvenu. Il l'avait déjà vue aux réceptions de son très cher père. Ainsi avait elle été de la noblesse ou de la haute bourgeoisie. Il n'était pas dans les habitudes du jeune homme de se souvenir de chaque personne qui passait à la cour, pourtant le visage de la jeune femme avait du le marquer car il se souvenait d'elle. Raven se souvenait vaguement de son air ennuyé, renfrogné. Le même que le sien. Ce devait être cela qui avait attiré son attention.

« Vous êtes déjà venue au palais, et pas qu'une seule fois. »

Elle n'était peut-être pas si différente de lui qu'il le pensait ? Il ne lui accorda cependant pas plus de considération ou de gentillesse, vu la façon dont elle lui avait parlé. Le prince était, en effet, toujours bien -ou presque- traité par les domestiques ou le peu de gens qu'il croisait. Il savait cependant ce qui se murmurait sur sa personne, mais y être si durement confronté l'avait quelque peu troublé, sans en être totalement bouleversé. Un soupir traversa ses lèvres.

« … Je me souviens parfaitement de la façon dont vous vous comportiez. A proprement dit, vous vous ennuyiez. Seulement, vous n'avez pas prit la peine d'observer autour de vous. Car j'étais dans le même cas. Vous jugez trop vite les gens, mademoiselle. Comme la plupart des êtres humains de ce monde, je dois dire. Je ne me sens pas blessé, pas atteint par vos paroles. Pas le moins du monde. Et dans un sens je vous comprend, car je hais ma famille tout autant que vous. Moquez vous ou non de mes paroles, elles n'auront d'ailleurs surement pas d'impact sur votre vie, qui, contrairement à la mienne, à au moins le mérite de se dérouler en toute liberté. Sur ce, je m'en vais vraiment cette fois. Au déplaisir de vous recroiser. »

Raven lui jeta un dernier regard, il n'avait plus rien à lui dire. Il était resté poli, comme on lui avait apprit. Il n'était pas dans les habitudes du prince de sortir de ses gonds... et surtout pas pour une affaire comme celle ci. Sa sombre silhouette se détourna, il fit un pas et s'écarta dans l'ombre de la ruelle. Lui dans l'ombre, elle dans la lumière, simplement séparés par cette ligne au sol. Pour certains cela ne voulait pas dire grand chose, mais cette démarcation signifiait bien des choses. Une frontière entre deux êtres d'un monde différent mais pourtant pas si éloigné. Raven lui même n'en avait aucunement supposé la signification peu évidente. Malheureusement le jeune homme ne savait absolument pas où il se trouvait, et trouver la sortie de ce village, ou plutôt cette ville, serait laborieux. Rentrer chez lui serait long. Il trouverait le courage, après tout, avait-il le choix ?

Magic man, egocentric plastic man.

Touché. Ou presque. Ou en tout cas, à moitié. Roxanne sembla presque déçue. Évidemment, elle avait été fort surprise de voir que Raven O'Connor se trouvait là, devant elle, dans les rues de Karnevale Avenue. Et bien que la possibilité -abracadabrante d'ailleurs- que le système d'apparition de la ville soit déréglé lui ait un instant traversé l'esprit, elle l'effaça bien vite. Après tout, il n'y avait jamais eu de problèmes et, même s'il y en avait eu, ils n'auraient probablement pas pu espérer rester dans la ville bien longtemps. Car, malgré ce que semblait penser Raven, il était toutefois vrai qu'il était bien difficile de résister à la fougue destructrice des nombreux utilisateurs anarchiques de karnevales présents ici. En tout cas, ceci expliquait le comportement d'un naturel méfiant -et ce peut-être même plus dans le cas de Roxanne- des karnevaliens envers les nouveaux arrivants. Il était pour eux normal et presque de coutume de paraître distants et forts d'un jugement arbitraire, condamnant d'avance quiconque pénètrerait dans la cité rebelle, dénonçant chaque inconnu débarquant ici pour la première fois comme étant un envahisseur qui serait venu ici pour détruire leur rêve.

Déçue, tout d'abord, par une aussi insignifiante réaction de la part du jeune homme. D'habitude, il en fallait moins pour se rendre compte que la personne que l'on avait en face de nous était bien digne des idéaux de Karnevale Avenue. Il en fallait moins pour qu'elle saute sur l'occasion de se défendre, d'hurler à la face du Monde sa haine pour l'Empereur et son régime tyrannique. Déçue, puis satisfaite. Ah, enfin ! Bien qu'elle n'apprécia pas la mise en parallèle avec sa situation passée, elle constata avec plaisir qu'une fois de plus, la ville ne s'était pas trompée dans le choix des personnes à laisser entrer. Ainsi écouta-t-elle avec attention la moindre de ses paroles, sans broncher. La liberté d'expression n'était-elle pas totale ici ?

Lorsque Raven O'Connor s'éloigna, accompagné de ses ténèbres glacés habituels, Roxanne éclata de rire. Il ne s'agissait évidemment pas d'un de ces rires vulgaires et idiots, son éducation ne pouvait pas être balayée comme cela. C'était un rire noble et cristallin, mais toutefois franc. Ah, décidément, cette ville serait toujours pleine de merveilleuses surprises.

«Ok, c'est bon.»

Son karnevale était réellement très pratique. D'une manière générale, il lui évitait d'être approchée de trop près par les alcooliques passablement agaçants qui étaient habituels au Midnight. Il lui permettait également de faire bien des choses sans efforts. Ainsi, lorsqu'elle voulait quelque chose, elle n'avait aucunement besoin de se déplacer. Non, ce sont les autres qui devaient se déplacer. Ainsi, le jeune Prince fût-il coupé dans son élan de disparaître bien vite de cet endroit par une force magnétique qui l'empêchait d'être en mesure de mettre un pied devant l'autre. Puis, c'est tout son corps qui fût pris par une soudaine envie de faire marche arrière, attiré par le magnétisme de la demoiselle. Elle souriait, sincèrement.

«Il serait dommage de partir aussi vite.»

Bien qu'elle n'était pas du genre à donner sa confiance à n'importe qui, et bien qu'elle n'avait de toute façon aucune envie de la donner présentement, son comportement était passablement différent. La méfiance coutumière passée, les masques pouvaient tomber sereinement.

«Désolée de cet accueil, mais il n'est pas difficile de comprendre que tout le monde ici se méfie des nouveaux arrivants, surtout lorsqu'ils sont aussi prestigieux. Et, bien que je pense que tu vas devoir en supporter bien d'autres de ce genre, je peux t'assurer que les habitants de cette ville sont capables d'aller bien au-dessus des rumeurs.»

N'étaient-ils pas après tout eux-mêmes la cible de toutes les plus odieuses rumeurs ? Terroristes ? Déviants dangereux ? Ils étaient tout.

«Enfin... J'étais quand même sérieuse par rapport aux karnevaliens les plus barrés.»

Elle se mit de nouveau à rire, beaucoup plus légèrement et brièvement.

«En tout cas... Sois la bienvenue à Karnevale Avenue, Raven.»

Et puis un sourire.

«Je suis Roxanne, heureuse de te revoir en-dehors de cet odieux palais.»

Raven était sur le point de partir lorsque la jeune fille qui l'avait si joliment envenimé se reprit et lui présenta des excuses. Le prince se retourna, le regard perçant, prêt à déceler une quelconque ironie qui lui signifierait qu'elle se moquait de lui. Mais non, il la vit on ne peut plus sincère, souriante même. Il la trouvait plutôt jolie sans ses désagréables rictus. Il l'observa de haut en bas, toujours aussi froid que le marbre. Pendant quelques instants, il ferma les yeux et souffla légèrement pour évacuer tout sentiment contraignant et reprendre contenance. Quelques secondes plus tard, il rouvrait les paupières, l'air visiblement calmé, ou tu moins vidé de toute rancœur. Il était cependant bien loin du sourire qu'il avait affiché précédemment. Mais son visage avait au moins la qualité d'être neutre, il avait revêtu son masque habituel d'impassibilité. Il savait qu'il ne pouvait rien reprocher à la jeune femme, qui avait éprouvé une révulsion tout à fait normale, en considérant qui il était pour tous ses Karnevaliens. De plus elle avait reconsidéré ses dires et reconnu son erreur. Seulement, malgré tous ces arguments qu'il s'efforçait de croire, Raven savait qu'il ne pouvait s'empêcher d'éprouver une douce colère, tout au fond de lui même. Non pas contre la jeune femme, mais contre sa propre personne. Car son estime personnelle avait été touchée. Et il détestait ça. Il détestait éprouver cet orgueil qui le saisissait parfois. Orgueil qu'il assimilait à son rang royal. Depuis sa plus tendre enfance, il avait été considéré et traité comme un être supérieur. Seulement, malgré ce constant bourrage de crane, il n'avait jamais totalement assimilé la chose. Pourquoi devrait il être supérieur ? Parce qu'il était fils d'Empereur ? Un empereur aux éthiques peu louables. Il y avait en lui deux parties. Une qu'il refoulait totalement, et une qu'il tentait tant bien que s'imprégner. La première était la princière. Celle qu'on avait toujours essayé de lui inculquer, pleine d'orgueil et de vanité, dépensière, dédaigneuse. Il ne l'aimait pas et l'avait repoussée avant qu'elle prenne possession de lui. Il lui en restait pourtant des séquelles qui se manifestaient dans des situations comme celle qu'il venait de vivre à l'instant. La seconde, elle, était surement le fruit de son véritable fort intérieur. Plus humaine, plus compatissante. Avec ses défauts, tout comme avec ses qualités. Une personnalité non pas exceptionnelle, mais une personnalité qui lui correspondait mieux, qu'il cherchait à découvrir, à creuser. Pour se trouver et effacer l'autre qu'il ne voulait plus sentir.
S'il avait été seul, Raven savait qu'il aurait pu imploser de colère contre lui même. Il mettait constamment la barre haute en ce qui concernait sa façon d'être. Jamais il ne voulait ressembler un jour à ses aînés ou à ses parents. Il était en perpétuel contrôle. Et le moindre écart, qu'il se voie aux yeux de tous ou non, pouvait à tout moment le mettre hors de lui. Or, au sein de cette rue, au beau milieu de Karnevale Avenue, il savait que cela aurait été hors des convenances. Le jeune prince remua doucement les doigts, pour se détendre un peu. Il délassa ses épaules crispées, puis se décida enfin à répondre à la blonde, qui avait finit de parler depuis quelques courtes secondes. Elle venait tout juste de lui dire qu'elle s'appelait Roxanne. D'un ton aimable, de sa voix claire et douce, il dit en inclinant la tête, signe qu'il acceptait ses excuses.

« J'ai beaucoup plus de plaisir à vous voir sourire. J'accepte vos excuses contre des accusations que j'avouerai... louables, si l'on considère de qui je suis le fils. »

Il fit quelques pas vers elle, prêt à engager une conversation plus conciliante.

« Alors, d'après vous je devrais supporter beaucoup de rencontre de ce genre ? Je suis plutôt... Mal barré dans ce cas. »

Son ton était léger, et, bien qu'il la vouvoie -chose qu'il ne pouvait s'empêcher de faire- ses paroles ne renvoyaient pas un effet coincé. Il avait l'air sur de lui et semblait à peu près détendu, comme à son habitude. Raven avait, en effet, confiance en sa grande maîtrise de lui. Il ne lui était arrivé que très peu de fois de sortir de ses gonds, ce qui avait bien entendu engendré des rumeurs rocambolesques au sein de la cour de son père -entre autre le massacre de plusieurs de ses domestiques. L'absurdité de ces rumeurs, mises en circulation et déformées par la noblesse, le faisait rire. Il s'en souciait peu. Il aurait même pu en plaisanter, s'il avait eu quelqu'un avec qui le faire.
Ils étaient tous deux face à face. Raven, qui avait pourtant plus ou moins l'habitude de trouver des sujets de conversation sur commande, ne savait que trop peu dire à cette Roxanne. Les Karnevaliens ne faisaient pas vraiment partie de ses fréquentations les plus assidues... Le prince se racla la gorge :

« Si vous acceptiez ma compagnie, peut-être pourriez vous me renseigner un peu plus sur cette ville ? Renseignements que je garderais bien sur pour moi. Il ne me viendrait pas à l'idée d'aller les colporter dans mon ''odieux palais''. »

On ne décelait dans son ton aucune once d'ironie, et on pouvait presque voir se profiler un sourire au creux de ses lèvres. Des sentiments qu'il avait éprouvé il y avait quelques minutes, il ne restait plus grand chose. Raven ne les avait non pas oubliés, mais rangés de côtés de façon à ce qu'il puisse y réfléchir plus tard. A présent, sa curiosité étant partiellement revenue, il avait envie d'en savoir plus sur cette cité qui causait tant de soucis à son paternel.