Princess Aurora [PV Lawena Harvent] [Terminé]

Inter fulmina et in tenebris...

Une brise glaciale vint accueillir Arabelle lorsqu'elle posa un pied sur le sol de la cité d'Alzen. Ici aussi, comme à Amenthalys, c'était le froid Dieu de l'Hiver qui régnait de toute sa frigorifique puissance. Ici aussi il démontrait l'étendue de son pouvoir en habillant rues et bâtiments de son manteau neigeux, poudreux et immaculé. Ici aussi les gens grouillaient dans les allées, les remplissant de leurs éclats de voix incessants, de leurs bruits de pas allants et venants dans les boutiques illuminées dans cette atmosphère déjà nocturne. Car c'était là un autre pouvoir de cette effroyable entité: faire trembler le soleil, le forcer à disparaître plus vite et plus tôt qu'à sa méticuleuse habitude. Faire sombrer le Monde dans de précoces ténèbres.

Mais malgré cette noirceur opaque et pressante, c'était bien une ambiance festive et joyeuse qui tenait la ville en otage. Comme partout. Ici aussi, le spectre des fêtes de fin d'année avait main-mise. Arabelle n'aimait pas cette période. Elle n'avait jamais été capable de l'apprécier pleinement, de la vivre totalement, d'en aspirer le moindre bonheur. Plus son regard se posait sur des personnes les bras chargés de cadeaux, plus un effroyable besoin de violence se faisait pressant en elle.

Elle inspira l'air froid alors que sonnait dans la ville le son métallique d'un début de soirée. Elle expira. Ce contact glacé la calma, gela ses ardeurs et lui rappela qu'elle avait autre chose à faire que de rester plantée comme une idiote à l'entrée de la ville d'Alzen. Elle attrapa la poignée de la petite valise où reposait son violon d'une main ainsi que la seconde valise qu'elle avait prise avec elle et qui contenait quelques effets personnels de l'autre, et se décida enfin à faire quelques pas dans les avenues agitées.

Elle n'était que rarement venue à Alzen, ainsi n'en connaissait-elle pas vraiment la géographie. Toutefois, elle imaginait bien qu'une somptueuse salle de spectacle ne passerait probablement pas inaperçue, surtout au milieu de tous ces gigantesques immeubles. C'était un fait, ce paysage urbanisé à l'extrême contrastait violemment avec l'architecture délicieuse de sa chère Amenthalys. Reine de beauté elle aussi recouverte d'une parure blanche, il était clair que jamais une ville comme Alzen ne pourrait la remplacer dans le cœur de la demoiselle.

Arabelle se laissait comme diriger par le souffle du vent, ne sachant pas réellement ni quoi faire, ni où aller. Après tout, la représentation où ses talents de violoniste seront sollicités n'était que le lendemain soir, mais elle avait toutefois préféré venir dans la ville une journée plus tôt, afin de s'assurer d'être prête. Et parfaite. C'était bien évidemment primordial. Enfin, plus que le spectacle du lendemain, ses préoccupations étaient en ce moment ailleurs. En effet, elle devait tout d'abord effectuer un repérage drastique des lieux. Puisqu' évidemment, à quoi bon penser au spectacle si elle était incapable ne serait-ce que de s'y préparer ? Il lui fallait ainsi trouver, au milieu de ces méandres inconnus, un hôtel, une boutique spécialisée dans les instruments de musique -car elle souhaitait tout de même faire profiter de toute cette technologie son fidèle violon- ainsi que la fameuse salle de spectacles.

C'est ainsi que, sans réellement s'en rendre compte, elle se retrouva au milieu de l'immense foule d'une large avenue commerciale où s'étendaient en parfaites lignes lumineuses des magasins plus futuristes les uns que les autres. Sur les immeubles, la météo et la température actuelles étaient martelées toutes les minutes et l'heure défilait d'une vive lumière verte, sonnant mécaniquement à chaque temps stratégique.

Il neigeait. La température était négative d'environ onze degrés. Il était dix-sept heures, trois minutes et trente-six secondes. Le temps était idéal, et son périple alzénien ne faisait que commencer.

...Glory and Majesty.

Sa quête commença donc alors que, déjà, elle était passablement irritée par les mouvements de foule, les éclats de voix, les brailleries des enfants qui pleuraient et hurlaient, capricieux et désireux d'assouvir leurs désires malsains d'avidité. Évidemment, elle n'en était pas tellement différente, au final, mais tout différait dans la manière d'apaiser cette envie. Tout de même, elle était beaucoup plus subtile qu'un stupide gamin de sept ans. Mais, en tout cas, même en étant simplement une ombre silencieuse au milieu de la foule, même sans faire quelconque acte de présence, même sans faire quelque geste pour se faire remarquer, elle sentait bien qu'elle ne passait pas inaperçue. Évidemment, elle se savait suffisamment agréable à regarder pour avoir l'habitude de ce genre de situation, mais il fallait bien dire que cette fois, il s'ajoutait quelque chose d'autre à ceci que sa beauté naturelle.

En effet, au milieu du troupeau d'hommes et de femmes cachés sous plusieurs couches de vêtements chauds, d'écharpes et d'autres habits de ce genre que le commun de la population se voit obligé d'utiliser lors des vagues de froid pour ne pas finir littéralement congelé, Arabelle était la seule à ne pas avoir opté pour une tenue plus différente qu'à son habitude. Elle avait, aujourd'hui encore, opté pour une robe délicieusement élégante et raffinée qui mettait en valeur chacune des parcelles de son corps, mais qui n'était absolument pas destinée à protéger du froid car laissant bien des zones nues. Mis à part de longs gants qui montaient bien au-dessus de ses coudes ainsi que des collants, il n'y avait rien dans sa tenue qui ait une quelconque utilité au milieu du froid. Et encore, ces deux éléments n'étaient absolument pas destinés à cet usage mais n'étaient là bel et bien que pour la touche stylistique qu'ils apportaient. En bref, sans manteau ni écharpe de fourrure, Arabelle faisait figure d'extraterrestre au milieu de cette foule tremblotante. Mais il faut bien dire que le froid ne la dérangeait absolument pas, bien au contraire. Plus que jamais, l'Hiver, elle se sentait dans son élément.

En tout cas, les regards mi-émerveillés, mi-interloqués ne l'empêchèrent pas de jeter bien des coups d'œil aux différentes boutiques qu'elle croisa. Toutefois, elle fût bien vite perdue au milieu de toutes ces enseignes brillantes et aveuglantes et elle se demandait même si cette longue avenue n'avait ne serait-ce qu'une fin.

Finalement, voyant l'heure progressivement défiler, elle décida qu'il serait plus judicieux de marquer pour le moment un bref temps d'arrêt. À vrai dire, sa tête avait bien besoin d'un calme ne serait-ce que relatif afin de se soulager du brouhaha environnant. Ainsi jeta-t-elle son dévolu sur le premier café qui lui sembla un minimum digne d'elle. Évidemment, lorsqu'elle y entra, l'établissement étant quasiment rempli, les conversations à haute voix des différentes personnes attablées lui sautèrent à la gorge. Et, même si son entrée les fit se calmer un moment, laissant le temps à toutes les âmes présentes de la dévisager, elles ne firent ensuite que doubler de volume.

Elle balaya l'endroit du regard et remarqua qu'une seule table était encore libre et que, par une chance insolente, celle-ci se trouvait au fond de la salle, à l'écart, et donc légèrement plus au calme. Elle alla s'y installer, posant ses précieuses valises à ses côtés et, lorsque le serveur vint à sa rencontre, convaincu que cette demoiselle allait, comme les autres, commander un café brûlant, Arabelle lui demanda, tout naturellement, un cocktail très légèrement alcoolisé et glacial, avec autant de glaçons que le verre pourrait en contenir.

Malgré sa surprise, le jeune homme s'exécuta et, lorsqu'il revint avec un verre d'une boisson écarlate, deux glaçons flottants à sa surface, la demoiselle lui tendit nonchalamment une liasse de billets qu'elle avait tirée au hasard de sa valise. Enfin, lorsqu'il fût parti, une nouvelle fois dans la surprise, d'un mouvement d'index gracieux elle matérialisa dans l'air quatre glaçons qui tombèrent dans son verre dans un cliquetis léger et vinrent rejoindre les autres. Puis porta le verre à ses lèvres.

Glacial. Comme elle l'aimait.

Ah, la douce période précédant Noël, son froid, sa neige, ses décorations, son froid, sa neige, son agitation dans les rues, son froid, sa neige, ses après-midi passées à chercher des cadeaux, son froid, sa neige... Enfin, on aura compris.

En fait, c'était justement pour les cadeaux que Lawena avait pris une après-midi de congé. Armée de mitaines, d'une écharpe, d'un gros manteau et de son fidèle thermos, elle s'était lancée à l'aventure, se mêlant à la foule des Alzéniens qui, comme elle, se pressaient dans les rues afin de trouver la perle rare qui ferait briller les yeux de leurs proches. Ou empoisonneraient la vie de leurs ennemis, au choix.
Mais Lawena était beaucoup plus centrée sur la première optique, et à partir du moment où elle se rendait compte que c'était bientôt Noël (c'est à dire environ une semaine avant, ce qui ne facilitait pas les préparatifs...), toutes ses réflexions se concentraient sur ce qu'elle pourrait bien offrir à ses amis. Pour Czes, la thématique principale n'était pas bien difficile à deviner, et s'imposait d'elle-même : les grenouilles. Mais quoi ? Renouveler chaque année l'effort de trouver quelque chose de nouveau s'apparentait de plus en plus à un défi difficile à relever. Mais bon, cette année, la bibliovore avait repéré dans un magasin de décoration un service de table orné des célèbres batraciens. Voilà qui changerait des assiettes dépareillées de son ami ! A condition bien sûr que son karnevale ne lui joue pas des tours et que les assiettes ne se retrouvent pas au sol avant d'avoir eu le temps de dire kero. Dans le même magasin, elle repéra un tableau représentant un chat qui ressemblait étrangement à celui de Kiukiu... Très bien, adjugé pour le tableau, associé à un gadget auquel elle réfléchissait déjà, il ferait un parfait cadeau.
Bien, la suivante sur la liste était Neelam. Une petit pause café et Lawena partirait en quête de... Ah, raté, le thermos ne contenait plus une seule goutte du précieux liquide. La vitesse à laquelle ce truc se vidait sans même qu'elle s'en rende compte était tout de même hallucinante. Est-ce qu'il arrivait un point de la dépendance où l'on ne se rendait même plus compte qu'on buvait ? Manifestement, oui. Mais le problème principal du moment n'était pas de mesurer la profondeur de la dépendance de Lawena à la caféine en général et au café en particulier. Non, ça c'était réglé depuis longtemps, il était de notoriété publique qu'elle était entièrement, définitivement et irrémédiablement foutue. Quand on est pas capable de tenir plus d'une heure sans en prendre une tasse, je ne vois pas bien ce qu'on pourrait dire d'autre. Enfin, comme dit plus haut, le problème n'était pas là. Non, la grande question qui tourmentait Lawena était beaucoup plus... Matérielle dirons-nous. Et elle tenait en une phrase : si son thermos était vide, comment allait-elle faire pour avoir sa dose ?

Bon, d'accord, les cafés et bars, ce n'était pas ce qui manquait dans le quartier. Mais le tout était de savoir choisir... Entre les endroits complètement futuristes, même pour un Alzénien, qui fleurissaient un peu partout puis fermaient dès qu'ils n'étaient plus à la pointe de la technologie, et les 'classiques', avec leur ambiance chaleureuse mais chic, en passant par tout ce que l'hôtellerie Alzienne avait bien pu inventer, on comptait facilement une dizaine de bars, cafés et restaurants rien que dans la rue où elle se trouvait. Après un instant de réflexion, la bibliovore finit par se décider pour le café le plus proche, qui était également un des plus anciens et des plus célèbres de la ville. Si cette comparaison avait eu un sens sur Sphéra, on aurait pu dire qu'il était à Alzen ce que le Ritz était à Paris. Ceci expliquant cela, on comprenait aisément que, en cette période de fête, l'endroit était plus que bondé. Et de là, on comprenait encore mieux les difficultés que Lawena et ses paquets eurent à se frayer un chemin jusqu'au bar.

- Un café s'il vous plaît ! Ou plutôt... Deux ! Dans la même tasse, c'est possible ? Oui ? Oh, vous êtes adorable !

Bah oui, double dose pour pouvoir tenir deux fois plus longtemps. Logique.
Quand elle eut récupéré sa commande, Lawena se retourna et observa la salle à la recherche d'une table libre ou, à défaut, d'une chaise où elle pourrait s'asseoir un instant. Un café, c'est toujours plus agréable quand on est bien installé. Manque de bol, la seule place non occupée se trouvait à une table de deux à laquelle était déjà installée une jeune femme. Bon, tant pis, de toute façon elle n'avait vraiment pas envie de rester debout.

- Excusez-moi, je peux m'installer ici, ça ne vous dérange pas ? Il n'y a plus de place ailleurs...

Sans attendre la réponse de la jeune femme brune – manifestement une aristocrate, à voir la manière dont elle buvait-, Lawena posa ses paquets sur le sol et ses fesses sur le siège. Elle prit une gorgée de son café, la savoura un instant, puis demanda, histoire de faire la conversation :

- Il fait pas chaud, hein ? Ça faisait longtemps qu'on n'avait pas eu d'hiver comme ça...

C'est à ce moment là qu'elle remarqua la tenue assez... Découverte, dirons-nous, de son interlocutrice, ainsi que les glaçons dans son verre. Ah, apparemment elle ne partageait pas son point de vue...

Caress of the moonlight...

Malgré la funeste agitation qui l'entourait et l'étouffait, Arabelle, comme enfermée dans sa bulle glaciale, fût enfin en mesure de pleinement se décontracter, d'avoir de nouveau ses idées, jusque là brouillées et désorganisées, éclaircies par un souffle froid alors que ses lèvres touchaient dans un baiser frigide les glaçons qui emprisonnaient le cocktail de leur nécrose nordique. Ainsi détachée et comme reposée, elle posa un regard observateur sur la salle bondée dans laquelle elle se trouvait, minuscule concentré d'atomes au sein de cet espace saturé de vies. La plupart des personnes attablées étaient bien différentes d'elle sur deux points. Tout d'abord, comme cela a déjà été dit, d'un point de vue vestimentaire. Ainsi, même en étant au fond de la salle, l'inconscient d'un nouvel arrivant ne pouvait quasiment qu'attirer son regard sur cette délicieuse jeune femme aux épaules dénudées.

Et il y avait également le fait que tous avaient avec eux bon nombre de paquets emballés dans des papiers cadeaux et des rubans de plus ou moins bon goût. Cet esprit festif la dégoûta et lui donna soudainement une nausée qu'elle tenta de faire passer en buvant une longue gorgée du liquide frigorifié. Il fallait bien avouer que les souvenirs qui la rattachaient à cette période étaient bien minces et en général déplaisants. En effet, dans le monde aristocratique dans lequel elle fût obligée de vivre et de s'épanouir, la convivialité et le partage sont des valeurs bien méconnues et même exécrées. Oh, évidemment, elle se souvenait de ces somptueuses réceptions dans lesquelles tous ces hypocrites s'échangeaient des objets foncièrement inutiles et bien évidemment hors de prix. Elle se souvient de ces soirées qu'elle devait passer en face d'un homme répugnant qui ne faisait qu'essayer de s'attirer ses faveurs corporelles, sous prétexte qu'il s'agirait d'une bonne affaire pour les intérêts de son père.

En y repensant, elle fût prise d'un certaine sentiment de triste mélancolie. La mélancolie de tout ce qu'elle fût obligée de gâcher pour satisfaire les envies de ses parents, ces requins. D'autant plus que l'époque n'est pas si éloignée que cela. Les images de toutes ses fêtes de fin d'année défilèrent dans sa tête, toutes identiques malgré les années qui passaient. Petite fille, elle avait évidemment tout ce qu'elle voulait et même plus. Sauf la joie infantile de l'enfant qui découvre ses cadeaux avec plaisir en sautant au cou de ses parents. Eux, ils n'étaient pas là, ils étaient bien trop occupés. Toujours. Cela s'est toujours passé comme cela. On pouvait l'envier, elle et sa vie, toute sa richesse. Mais, en elle-même, il n'y avait qu'un énorme vide sentimentale. Il n'y avait rien. Strictement rien.

Elle soupira alors que son verre était déjà à moitié vide, mais toujours surmonté de ses précieux glaçons. Elle prit son éventail, glissé à portée de main dans ses bas, et le déplia, agitant ses gracieuses plumes pour rafraichir son visage mais surtout, par ce biais, son esprit échauffé par tant de désagréables réflexions. Trêve de pensées inutiles ! Elle se fichait bien de tout cela. Elle n'était pas n'importe qui, elle était Lady O'Malley. Elle se moquait bien de ne pas avoir pu profiter d'une réelle vie, de l'avoir perdue dans ce conditionnement sociale, car maintenant, c'était elle qui tenait la barre.

C'était elle, l'incarnation du pouvoir, c'était elle, la Demoiselle de Glace, c'était elle, la virtuose, c'était elle tout ça et bien d'autres adjectifs extrêmement valorisants que le monde entier pourrait lui envier. C'était elle qui possédait dans ses mains pâles tout ce que la personne la plus banale désirait avoir, pensant que cela allait changer sa vie.

Mais personne ne sait, après tout, ce qu'est réellement la vie d'un autre. Personne ne peut savoir ce que serait sa vie s'il arrivait ceci ou cela.

Tristes illusions. Triste absence de sentiments qu'elle essaie de s'imposer, pour se cacher.

...In that night of no stars.

Elle secoua la tête, comme pour se réveiller d'un mauvais rêve, se persuader qu'elle ne dort plus. Et, à peine fût-elle en mesure de poser son éventail sur la table pour entreprendre de s'intéresser de nouveau à son verre qu'une demoiselle aux cheveux printaniers s'installa à sa table, en face d'elle, ayant légèrement balbutié un semblant de demande de permission. Arabelle resta un moment figée dans son mouvement, suivant des yeux le moindre geste de la nouvelle arrivante. Emmitouflée, comme les autres, suppôt du café brûlant, comme les autres, adepte de l'ambiance des fêtes de fin d'année à la vue des paquets qu'elle avait transportés avec mal, comme les autres.

Arabelle esquissa un sourire amusé alors que la jeune femme tentait d'engager la conversation. Mauvaise pioche. Pour ironiser un petit peu plus la situation, l'Aristocrate vida le reste de son verre, laissant simplement les glaçons cliqueter en son fond lorsqu'elle le reposa sur la table.

«Il est vrai que pour bien des gens, un tel temps n'est pas des plus clément. Je dois toutefois avouer que, de mon côté, je serais plus proche du Nirvana que de l'Enfer météorologique.»

Ceci étant dit, observatrice, la demoiselle remarqua la taille importante de la tasse de café qui trônait devant son interlocutrice. Intéressant. Arabelle tourna la tête et interpela le jeune serveur qui avait précédemment répondu à sa commande afin de demander à nouveau ses services.

«Ce sera la même chose pour moi. Et pour la demoiselle qui est ici, veuillez lui apporter une deuxième tasse de café et veillez, s'il vous plaît, à ce que la quantité soit bien supérieure à celle-ci. Pour le prix, autant faire en sorte que vos clients puissent satisfaire pleinement leurs besoins.»

Et, lui lançant un sourire appuyé, elle lui intima l'ordre d'obéir, sous-entendant que la somme qu'elle avait précédemment donnée était bien suffisante pour payer encore une dizaine de commandes de ce genre. Il ne se fit pas prier, pestant probablement sur le fait qu'il soit obligé de supporter des clients de cette sorte et revint bien vite avec un nouveau cocktail pour la Lady et une nouvelle tasse de café pour la jeune femme qui lui faisait face, au format proche de celui d'un bol.

Arabelle reporta d'ailleurs son attention sur cette demoiselle, réitérant sa création de glaçons supplémentaires afin d'agrémenter son cocktail dans un geste tout à fait naturel. Elle lui lança un sourire léger et charmant.

«J'ai toujours trouvé les établissements de ce genre bien minimaliste vis-à-vis des quantités qu'ils offraient à leur clientèle, n'est-ce pas ?»

Disons plutôt qu'il était facile de deviner que la personne qui se trouvait en face d'elle était d'un naturel à ne pas supporter le manque de caféine, vue la quantité qu'elle avait eu besoin de commander. Et puis, une sorte d'étincelle vint rappeler à Arabelle pourquoi elle était là. Elle sembla hésiter un instant, tiraillée par sa fierté, puis se lança finalement.

«Mh... Dites-moi, comme vous l'avez peut-être deviné je ne suis pas originaire de cette ville... Alors, sans vouloir être indiscrète, connaîtriez-vous quelqu'un qui serait en mesure de m'indiquer quelques-uns des endroits que je recherche ? J'avoue ne pas être à l'aise au milieu de cette ville...»

Elle marqua une courte pause, réfléchissant un instant.

«Ah, pardonnez mes manières, j'allais oublier le plus important ! Je suis Lady Arabelle O'Malley, violoniste tristement perdue hors de sa chère Amenthalys.»

Ironiser d'elle même... Ah! Et puis un sourire.

«Et vous êtes...?»

[Note: Pas de mal de tête pour Lawena sur ce post je pense, il n'y a pas de mensonges. Si jamais il venait à y en avoir, je les indiquerais, afin de rendre tes réponses plus simples à rédiger.]

Une surface sombre, lisse, calme, à peine rompue à certains endroits par une mousse plus claire qui se détache sur le fond brun. Un espace circulaire, immense. Une vapeur qui s’en élève, invitant l’être qui s’en approche à respirer une odeur riche, forte, porteuse de la promesse d’arômes divins. Du café. Un plein bol de café. Chaud, dosé à la perfection. Pour Lawena, le contenu de la porcelaine valait plus que tous les graals réunis. Surtout en de telles quantités. En fait, rien que pour ce geste d’une extrême générosité, la jeune femme venait d’être propulsée au rang de ‘mystérieuse bienfaitrice numéro un’. Oui oui, parfaitement.
Du coup, elle resta un instant en arrêt total, les yeux brillants et remplis d’étoiles, un peu comme une cruche de shôjo débile apercevant pour la première fois l’homme de sa vie. Ensuite, après un court laps de temps d’environ… Deux minutes dirons-nous, la bibliovore réquisitionna une partie de son attention jusque là focalisée sur le précieux pour l’affecter à l’observation de son environnement, et s’aperçut alors qu’on lui parlait.

- Oh, euh… A vrai dire, je n’ai pas vraiment d’avis sur la question, je ne viens pas souvent dans ce genre d’endroit…

Eh oui. Le faible salaire d’une libraire associé à un loyer suffisant pour payer un deux-pièces chambre/salle de bain/cuisine-qui-fait-salle-à-manger-et-salon-en-même-temps ne permettait pas la fréquentation récurrente des cafés chics de la ville. Là, c’était Noël donc elle se l’était autorisé, un peu genre auto-cadeau, mais d’habitude le thermos était roi. Et le porte-monnaie aussi. Mais ce genre de problème ne devait pas effleurer la dame en face, qui avait tout de l’aristocrate opulente, et qui ne devait pas craindre grand-chose des problèmes du bas peuple comme les fins de mois à se nourrir de coquillettes, de macaronis et de pâtes, ou encore la répression des karnevaliens exercée par l’empereur, vu qu’elle semblait n’éprouver aucune réticence à exercer le sien au milieu d’un restaurant bondé.
Mais bon, ces réflexions avaient à peine eu le temps d’effleurer la partie de l’esprit de Lawena qui n’était pas occupée à humer, observer et goûter son café (c’est-à-dire l’équivalent de la population des préadolescentes de onze-douze ans qui ne caresse pas en secret le rêve d’épouser le dernier chanteur pré-pubère à la mode) que la jeune femme brune reprenait la parole. Ah, touché, l’alzénienne avait bien affaire à l’élite de l’aristocratie cultivée d’Amenthalys. Après tout, même les plus incultes pirates d’Almancar avaient déjà entendu parler au moins une fois de Lady O’Malley. Oui, bon, peut-être pas, mais en tout cas même une libraire ne sortant guère le nez de ses livres pouvait dire sans mentir avoir écouté au moins un de ses concerts, retransmis en direct sur un site spécialisé dans la musique classique. Bon, avant de se perdre dans une autre réflexion sur les mérites comparés de la musique classique et du café, puis sur le sens de la vie en général, penser à répondre aux questions qu’on nous pose.

- Lawena Harvent, simple bibliothécaire alzénienne, enchantée. Je peux vous dire que j’aime beaucoup votre manière de jouer ? Je ne suis pas une spécialiste en musique classique amis j’ai déjà entendu un ou deux des morceaux que vous jouiez et j’ai trouvé ça très émouvant…

Elle s’arrêta avant de basculer dans un fangirlisme qui aurait été exagéré et inutile, pour rembobiner la conversation jusqu’à la demander précédente de la Lady.

- Quelqu’un pour vous guider ? Eh bien… Si vous voulez, je peux m’en charger… J’habite ici depuis toujours, donc je connais bien la ville. Et puis de toute manières, j’ai pris un jour de congé pour acheter mes cadeaux de Noël, alors j’ai du temps devant moi ! Il y a des endroits précis où vous voulez allez ? Parce que sinon, je peux vous montrer quelque trucs sympas… Bien sûr, c’est pas aussi joli qu’Amenthalys, mais Alzen a aussi ses charmes, vous verrez !

Puis, pour se remettre de cette superbe tirade, elle porta le bol à ses lèvres et avala une longue gorgée du liquide brûlant. Hum, splendide.

So red the ice was never...

Face à la chaleur, le froid, incarné dans sa plus belle perfection. Une surface lisse et transparente, pleine de pureté. Un miroir glacé aux angles délicats dans lequel se reflétaient les ondulations aqueuses d'un océan écarlate. Se rendant bien compte que, pour le moment, la demoiselle qui lui faisait face était bien trop occupée à rester admirative à la fois devant le bol de café qui se trouvait devant elle et sa mystérieuse mécène, Arabelle égrainait les secondes en laissant son regard courir sur les parois sensuelles des glaçons qui flottaient avec grâce à la surface de son verre. Et puis finalement, dans un battement de cils, elle revint à la réalité, appelée par les paroles qui s'adressaient à elle. Un léger sourire, plein de satisfaction, se dessina sur ses douces lèvres légèrement noircies de maquillage, alors que son égo irréel se complaisait dans sa prestance. Elle attrapa entre deux doigts de sa main droite gantée un des glaçons et, après l'avoir fait danser un moment devant son regard bleu sibérien, accompagné de quelques fredonnements chuchotés d'un air de violon de sa composition qu'elle ne pu s'empêcher de laisser s'échapper, elle releva les yeux en direction de l'ex-inconnue, désormais notable comme étant Lawena Harvent, un plus large sourire sur son visage hivernal. Il n'y avait rien de plus agréable pour une personne à l'égo aussi surhumain qu'Arabelle que des compliments, même si ceux-ci avaient déjà été entendu des milliers de fois.

«Oh, vraiment ? Je ne pensais pas être aussi connue que cela...»

Elle marqua une pause, reportant un instant son attention sur le glaçon qu'elle tenait toujours entre ses doigts, l'empêchant de fondre grâce à son karnevale glacial.

«D'ailleurs, puisque vous en parlez, je me trouve justement à Alzen pour une représentation qui aura lieu demain soir...»

Elle continua de parler, mais le ton qui accompagna sa voix ainsi que les traits de son visage ne furent que représentatifs d'un agacement certain.

«Toutefois, il aurait été bien plus malin, à mon avis, de m'indiquer où se trouvait la salle où j'allais devoir me produire...»

Ses traits se détendirent dans un soupir, un soupir frigorifié qui fit frémir le pauvre glaçon, et un nouveau sourire se sculpta dans ses fines lèvres alors que ses yeux replongeaient dans ceux de Lawena.

«Quoiqu'il en soit, je suis heureuse de constater que des personnes généreuses existent encore et je ne peux que vous remercier pour l'aide que vous acceptez de m'apporter.»

Ordonnant ses pensées et préparant avec soin ses prochains mots, Arabelle s'amusa de nouveau pendant quelques secondes avec le glaçon, prenant un malin plaisir à se montrer à elle-même tout son talent, façonnant la glace qui le constituait afin de lui faire prendre tour à tour la forme d'un cœur, d'un violon, d'une fleur, d'une note de musique puis d'un véritable flocon de neige, avant de l'autoriser à reprendre sa forme géométrique de simple glaçon. Elle sourit, satisfaite.

«Pour ce qui est des endroits où je me dois de me rendre, il y en a trois. Bien évidemment, la salle de spectacles d'Alzen, comme vous l'aurez deviné... Ensuite, un endroit où je pourrai passer une nuit agréable, j'imagine que les hôtels d'un naturel plutôt luxueux ne doivent pas se trouver à tous les coins de rue, le choix devrait être plutôt rapide, de ce fait... Mais il reste difficile si, comme moi, vous ne savez déjà pas véritablement où chercher.»

...The black raven is now flying.

Elle marqua un nouveau temps d'arrêt durant lequel elle laissa retomber le glaçon dans le verre avant de prendre dans ses mains son étui dans lequel dormait son violon. Fait de cuir, celui-ci était une représentation du raffinement le plus absolu. Brillant d'une blancheur glaciale et pure, couraient à sa surface les lettres dorées qui composaient le prénom et le nom d'Arabelle O'Malley. Elle le posa délicatement sur la table et l'ouvrit dans un petit cliquetis, laissant apparaître à la lumière du Café une nouvelle blancheur, celle de son violon à présent.

Avec délicatesse, elle le tira de sa torpeur que lui intimait son écrin solennel et, accompagné de son jumeau l'archet, elle les observa tous les deux un long moment. Ses compagnons de toujours. Finalement, elle l'approcha de son épaule et y cala son cou, puis elle ferma ses paupières sur ses yeux bleus, savourant un instant le silence qui commençait à l'attraper dans cette obscurité nouvelle, inspirant et expirant doucement et légèrement. Puis, l'archet vint à la rencontre des cordes glacées.

Délicatement, avec finesse et grâce, ses doigts fins se mirent à courir sur les cordes du violon alors que son bras droit, calmement, permettait à l'archet de venir les caresser. Une mélodie faible tout d'abord, alors que la partition se dessinait lentement sur la paroi de ses paupières closes. Des petits chuchotements, doux et calmes. Froids, toujours. Ils pénétraient votre âme et leur beauté figée dans la glace polaire ne pouvait pas vous laisser indifférent. Puis la mélodie s'accélérait, comme si l'Hiver voulait reprendre ses droits, montrer à quel point sa puissance était effroyable. La tempête approchait et le vent soulevait la neige en rafales alors que les dieux du Nord soufflaient leur mélopée abyssale.

Le silence s'était progressivement fait dans toute la pièce, les clients arrêtaient leurs conversations et tournaient un regard étonné vers cette jeune femme qui jouait si bien, là, tout au fond de la salle. Les serveurs et les serveuses arrêtaient leur service, se figeaient dans leurs mouvements, un plateau posé sur la main, et écoutaient eux aussi. Jusqu'à ce que la musique arrive à son apogée, un point culminant. Le voyageur est au milieu du blizzard et le froid le dévore. Et puis, tout disparaît. Tout s'arrête d'un seul coup, d'une seule voix. La Nature s'endort, et le son décroît. Jusqu'à se perdre dans ce nouveau silence respectueux et admiratif.

Tout naturellement, Arabelle rouvrit les yeux et reposa, toujours avec soin, son violon dans son si bel étui. Et elle reporta son attention sur Lawena, comme si rien ne venait de se passer.

«Enfin, pour terminer, j'aimerais beaucoup que mon violon puisse faire une belle rencontre avec toute la technologie qu'Alzen est capable de lui offrir. Qu'il puisse déployer un nouveau son, qu'il puisse façonner de nouvelles mélodies.»

Elle sourit, simplement. Arabelle n'était plus la même lorsqu'elle était avec son violon, lorsque sa musique parlait pour elle. Elle était tellement différente. Elle était magnifique.

«J'ai entendu parler d'une petite boutique d'instruments dont le gérant était capable des plus grandes prouesses technologiques. Il s'agit là du troisième endroit dans lequel je souhaiterais me rendre.»

Arabelle posa une main sur son verre et l'approcha de ses lèvres, savourant le contact des glaçons sur ses lèvres et le vidant progressivement, ne le reposant sur la table que lorsque les deux masses glacées ne furent plus que la seule présence au fond du verre. Elle releva les yeux vers Lawena.

«Nous pouvons y aller dès que vous le souhaitez, je suis prête à vous suivre.»

Un silence. Le temps de laisser les dernières notes venir se déposer délicatement dans les oreilles des clients. Parce que là, c’était si beau, si pur, que l’on s’attendait presque à voir les flocons qui tourbillonnaient dehors s’arrêter de tomber le temps du morceau. En fait, c’était tellement parfait que même Lawena, déjà excitée par nature, état encore aggravé par la quintuple dose de caféine qu’elle venait d’avaler, resta muette plusieurs secondes, n’osant pas interrompre cet instant de magie qui avait suivi la mélodie. Un restaurant bondé et bruyant réduit au calme absolu, en plein milieu des fêtes, c’était presque du jamais vu à Alzen, et il ne fut pas étonnant que celle qui était à l’origine de cet exploit brise la glace, avec laquelle elle semblait d’ailleurs prendre un rare plaisir à jouer. Alors, les conversations reprirent tout autour, d’abord chuchotées, comme si les gens étaient encore sous l’enchantement du morceau, puis de plus en plus fort, si bien qu’après trente secondes le restaurant avait retrouvé son atmosphère habituelle. Mais sa voix et ses paroles eurent au moins le mérite de rappeler à Lawena que, avant que lady O’Malley ne se mette à jouer, elles étaient en train de discuter. Eh oui, trop de caféine nuit à la réflexion et endommage les neurones, et il en fallait parfois peu à l’alzénienne pour se déconcentrer. Et le talent de la musicienne n’était pas du genre que l’on peut placer dans la catégorie ‘‘peu’’. Alors, voyons voir, réflexion intense dans le cerveau de la jeune fille. Pour le violon, un lieu s’imposait, évidemment. La fierté de la musique de la ville volante, un créateur de sons comme on en voyait peu, elle parlait bien sûr de la boutique d’Adagio Bicordo, compositeur de nombreux morceaux devenus des classiques de la musique sphérienne, pourtant en renouvellement constant. Mais pour l’instant, la priorité était de sortir du café, étant donné que la demoiselle en face semblait, dirons-nous, pressée de s’en aller. De toutes façons, malgré sa taille relativement impressionnante, la tasse de Lawena était déjà presque vide, et elle expédia le ‘‘presque’’ aux oubliettes d’une seule traite, laissant la boisson lui brûler l’œsophage et installer sa chaleur dans son ventre avec délice. Avec un petit sourire, elle repoussa sa chaise et commença à rassembler ses paquets.

- Eh bien, je crois que c’est bon pour moi aussi… Merci encore pour le café, d’ailleurs.

Après s’être emmitouflée dans son manteau, elle enroula son écharpe autour de son cou puis enfila ses mitaines, avant de se tourner vers celle qu’elle commençait déjà à considérer comme une amie potentielle, étant donné que, de un, elle n’avait pas encore proféré le moindre petit mensonge et, de deux, lui avait offert une dose plus qu’importante de sa drogue préférée. S’attendant à ce qu’Arabelle se soit, elle aussi, entourée d’une certaine dose de tissus destinés à la protéger du froid polaire qui régnait sur la ville volante, elle ne put empêcher son visage de marquer une certaine surprise en voyant qu’elle s’apprêtait à sortir en robe. Mais bon, d’un certain côté, l’aristocrate avait précisé tout à l’heure être une adepte du froid… Et puis après tout, chacun faisait comme bon lui semblait ! On était en démocratie après tout, non ? Non ? Ah oui, c’est vrai. Mais ce n’était pas le sujet.

Elles sortirent donc, slalomant entre les autres clients du café toujours aussi bondé. Une fois dans la rue, Lawena aperçut une ombre dans le ciel au-dessus de la cité (oui, il vaut mieux préciser, on sait jamais, parfois ici quand on parle du ciel il est en dessous…). Enfin, une ombre, pas tellement, il s’agissait plus d’un palais étincelant que de quelque chose de sombre. Toujours est-il que, ombre ou machin étincelant, elle le montra du doigt.

- Je pense qu’on aura plus de choix qui vous le pensez, au niveau hôtel luxueux… A Alzen, on trouve de tout. Par exemple, vous voyez là, le palais sur un nuage, il a été créé spécialement pour un noble, un certain Jacobsen je crois… D’ailleurs, vous voudriez qu’on aille où en premier ? L’hôtel, je suppose, pour poser vos valises ?

[Oui, je me suis amusée à aller chercher des termes de musique en italien pour le nom du type, et je ne me souviens déjà plus de ce que ça veut dire. Pardon. Et désolée aussi pour le retard…Joli nouveau ava, au passage]

A dark icy symphony.

La satisfaction qu'apportait à Arabelle le silence respectueux qui accompagna sa brève représentation était inimaginable. La demoiselle se complaisait parfaitement dans ces marques d'admiration profonde qui lui permettaient de véritablement se sentir au-dessus des autres, adulée et enviée. Jalousée. Un large sourire avait suivi toute l'admiration qu'Arabelle pouvait aisément deviner sur le visage de la jeune demoiselle qui lui faisait face. Elle ne se lassait jamais de tout cela, oh ça non... Toutefois, malgré sa réussite à rendre l'intérieur de ce café un peu plus délicieusement glacial, l'ambiance qui y régnait l'oppressait toujours. Peut-être pouvions-nous ici voir l'exaspération typique de l'aristocrate qui se retrouve malheureusement obligée d'être enfermée au milieu de la population, des prolétaires. Il y avait peut-être également du fait qu'elle entendait l'appel des flocons de neige qui voletaient encore dehors, en un rythme somptueux. Comme si cet élément glacial entretenait avec elle un lien privilégié, comme si la nature avait fait d'elle l'une de ses confidentes. De ce fait, lorsque Lawena acheva la dégustation de son breuvage brûlant -quelle horreur- et annonça qu'elles pouvaient enfin débuter leur périple, Arabelle s'empressa de se lever et de poser ses mains gantées sur les poignées de ses valises, ne pouvant s'empêcher de sourire de nouveau, amusée, lorsqu'elle remarque au fond des yeux de la demoiselle aux cheveux d'émeraude une surprise difficilement masquée alors qu'elle constatait que l'aristocrate glaciale ne semblait pas disposée à sortir plus vêtue qu'elle ne l'était présentement.

Arabelle se contenta ensuite de suivre Lawena qui, il fallait bien l'avouer, était désormais seule meneuse de cette escapade alzienne. La belle aristocrate ne put s'empêcher, avant de quitter l'établissement bruyant, d'adresser un clin d'œil mi-moqueur mi-aguicheur au jeune serveur qu'elle avait forcé à répondre à ses extravagances et qui devait probablement être soulagé de voir partir une cliente aussi étrange -probablement au contraire de son patron qui aurait sûrement été fort heureux que la riche demoiselle reste encore quelques heures-. Elle ricana intérieurement.

Le soudain changement de température et le contact glacial avec le froid eurent sur Arabelle une sorte d'effet miraculeux. Elle ne put s'empêcher de prendre une grande inspiration, une grande bouffée de cet air frigorifié, comme pour se revigorer et se sentir de nouveau pleinement exister, pleinement libre, éloignée de cet environnement chaud et indigeste. Après un court moment de plénitude nordique, elle s'intéressa à ce que disait sa compagne du jour, suivant des yeux son bras tendu.

«Ah, oui, Andy Jacobsen...»

Le ton de sa voix était légèrement amusé et ses paroles presque surprenantes tellement elles lui semblaient banales. Elle détourna sans plus d'attention son regard de l'imposante construction afin de le poser sur l'horizon urbain d'Alzen.

«Eh bien, l'hôtel me semble en effet être la destination la plus logique... Et si le choix est vraiment aussi vaste que cela, un hôtel proche de la salle que je recherche également serait pour moi le plus pratique.»

Elle lança ensuite un regard jovial aux nombreux paquets que transportait avec elle Lawena.

«Nous pourrions de plus en profiter pour te soulager de tous ces paquets, nous serions beaucoup plus libres pour ensuite nous rendre à cette fameuse boutique.»

Son discours c'était fait plus familier. Après tout, Arabelle aimait parfois se détacher de l'étiquette, et la demoiselle qui se trouvait à ses côtés semblait après tout loin d'être une aristocrate. Toutefois, il est vrai que cela pouvait surprendre.

«Et puis, nous pourrions ensuite passer le reste de la soirée ensembles... Je ne connais pas Alzen, je serais très heureuse de pouvoir visiter et découvrir cette ville.»

Un large sourire se dessina sur le visage d'Arabelle. Oui, ce soir, elle allait se détacher de cette froide image qui lui collait à la peau. C'était sa façon de remercier sa jeune mécène.

«Qu'en penses-tu ?»

Lawena sourit en entendant la voix d’Arabelle se faire plus chaleureuse et son discours un peu plus proche que le ton, courtois et poli certes, mais aussi légèrement distant qu’elle avait pris jusqu’alors. La magie de Noël, peut-être, qui malgré la neige qui l’accompagnait dégèlerait le cœur du plus froid et méprisant des empereurs ? Toujours est-il que l’après-midi s’annonçait agréable, forte d’un embryon de base d’amitié que l’alzénienne était toujours prête à accorder à n’importe qui en voulait bien.

- Va pour l’hôtel alors ! Je suppose que la salle en question, c’est le Crystal ? J’avais entendu parler d’un programme afin de rendre des musiques des autres régions plus accessibles… Et puis c’est du grand standing !

Effectivement, c’en était. Édifié dans un des plus vieux bâtiments de la ville (c’est à dire âgé d’à peine une trentaine d’années, tout est relatif mes amis…), le Crystal était nommé ainsi à cause de la présence, non pas des sculptures de cristal ornant le hall, bien qu’elles soient nombreuses et magnifiques, mais surtout en référence à la superbe verrière qui, partant du plafond, constituait également le fond de la scène, et offrait, lorsque les lourds rideaux de velours rouge qui l’ornaient étaient ouverts, une vue imprenable sur... Le vide, tout simplement. Certains aimaient, d’autres détestaient. Cependant, tous s’accordaient pour reconnaître qu’avoir suivi ne serait-ce qu’un concert à rideau tiré dans la salle était une expérience inoubliable, quel que soit le talent de l’interprète en représentation. Ne serait-ce que pour l’étrange illusion créée par le panorama, qui donnait l’impression de voir l’artiste flotter au milieu des nuages entourant la cité volante. Mais, même les yeux fermés, l’enchantement était superbe, l’acoustique des lieux étant sublimée par la courbe de cristal, calculée avec soin par les ordinateurs les plus perfectionnés de la ville, et qui renvoyait les sons vers tous les spectateurs avec une telle minutie, une telle précision que, si l’on oubliait un instant les quatre mille autres personnes que pouvait contenir la salle, on avait l’impression que le chanteur ne s’adressait qu’à vous, que l’acteur murmurait sa pièce à votre oreille, et que le musicien jouait uniquement pour vous enchanter. Enfin, encore fallait-il avoir les moyens de ressentir tout cela, puisque le prix des places pouvait atteindre des sommes plutôt astronomiques.

Toutes ces réflexions n’ayant pris que très peu de temps à la bibliovore, elle enchaîna vite :

- Si c'est celle-là, je pense qu'on n'aura pas de mal à te trouver un hôtel. Les gens qui y viennent sont en général plutôt riches, et ils exigent le meilleur pour leurs nuits ! Par contre, c'est un peu loin, au bord de la ville, donc il va falloir qu'on marche un peu...

Le tutoiement lui était venu naturellement tout de suite après qu'elle l'aie entendu chez Arabelle. Après tout, elles allaient a priori se côtoyer au moins jusqu'à la fin de l'après-midi, continuer à se dire ''vous'' pendant tout ce temps aurait été lourd et épuisant... Tout en avançant dans les rues et en montrant à la visiteuse quelques curiosités de la ville -le palais biscornu d'un riche excentrique, un parc reproduisant différents végétations sphériennes, une tour au sommet de laquelle se trouvait un restaurant panoramique-, elle réfléchissait aux hôtels proches du Crystal propres à satisfaire les envies d'une aristocrate relativement aisée. Alors… Le Hernier peut-être ? Après tout, l'empereur lui-même y était descendu, un soir, après une représentation donnée en son honneur. De style plutôt classique, avec meubles en bois brillants, tapis rouge à l'entrée, restaurant employant les chefs les plus renommés de la ville, service prêt à se plier à toutes les exigences, l'hôtel avait obtenu du souverain la meilleure publicité qui puisse exister, c'est-à-dire un "Pas mal. La nourriture n'est pas mauvaise, pour une résidence secondaire" qui lui avait valu une forte affluence d'aristocrates en tout genres qui en avaient fait leur lieu de villégiature préféré quand ils étaient de passage dans la ville volante. En plus, étant situé à, quoi, deux rues du Crystal, il semblait parfaitement adapté. Seulement… Seulement, depuis quelques temps, un nouvel hôtel commençait à faire un peu d'ombre au Hernier. Ouvert un ou deux ans auparavant, l'Irvala était un pur produit de la tradition alzénienne. C'est-à-dire… Pas de tradition, rien que du neuf. En effet, à l'Irvala, tout était fait pour que le client se sente pris au milieu d'une rafale de nouvelles technologies. Et quand je dis tout, c'est tout, depuis le système de commande de nourriture informatisé qui vous permettait de vous nourrir sans bouger de la chambre et vous servait les plats par un orifice du mur jusqu'au menu lui-même, composé des dernières inventions des cuisiniers moléculaires, en passant par la salle de bain customisable jusqu'au bout, que ce soit au niveau, simple, de la température de l'eau, ou à celui, déjà un peu plus complexe, de la forme de la baignoire (jacuzzi, piscine, relief du fond, bulles, pas bulles, eau colorée, parfumée, aromatisée…). Bref, l'établissement commençait à avoir un certain prestige aux yeux de l'aristocratie, au point d'égaler le Hernier dans l'esprit de l'alzénienne moyenne qu'était Lawena quand elle devait aider une grande dame à se trouver un hôtel.

La bibliovore en était là de ses réflexions quand un détail attira soudain son attention. La grille connue d'un parc tout aussi connu, côté librairie. Un sourire fendant en deux son visage, elle se tourna vers Arabelle :

- Je crois que le problème de mes sacs est réglé ! Tu vois la boutique, là ? C'est la librairie o je travaille… Donc si ça ne te dérange pas qu'on y fasse un saut, je peux y déposer mes affaires, je passerai les récupérer ce soir… Ça te va ?

[Juste comme ça, la cuisine moléculaire, ça peut donner des trucs du style ça ou ça]

Lady of the Northern skies.

Il s'agissait peut-être d'une simple impression, mais l'atmosphère semblait, pour Arabelle, s'être réchauffée. Et ceci ne tenait pas du fait de sa résistance exceptionnelle au froid. C'est une impression qui se faisait rare pour la demoiselle, n'ayant que rarement l'habitude de se trouver aux côtés d'une personne qu'elle n'avait pas envie de voir prestement disparaître le plus loin possible. Non, là, elle ne se sentait pas exaspérée et se surprenait même à écouter avec un certain intérêt et un certain amusement les paroles de la jeune Lawena, qui lui offrait une visite guidée dans les règles de la ville d'Alzen. Ses yeux avaient encore bien du mal à s'habituer à la vue de ces innombrables immeubles qui respiraient à plein nez la technologie la plus démentielle voir la plus ridicule et exagérée, mais elle commençait à y trouver quelque chose d'intéressant. Après tout, il fallait bien qu'elle s'éloigne parfois d'Amenthalys, il était important pour quelqu'un comme elle de voir le Monde et de l'accepter, même s'il ne lui plaisait pas.

Ses valises dans les mains, elle marchait tranquillement alors que le soleil déclinait doucement, suivant du regard tout ce que Lawena désignait par des mots. Et puis, finalement, elles s'arrêtèrent, alors que la demoiselle aux cheveux verts indiquait avec enthousiasme et avec un sourire qui pourrait bien être contagieux qu'elles se trouvaient ici à l'endroit où elle travaillait. Ah, le travail... Bien des gens oublient qu'Arabelle travaille, sans en avoir réellement l'air. Et pas seulement comme musicienne. En effet, ses parents ne sont pas devenus riches en un claquement de doigts -même si leurs parents étaient eux-mêmes déjà riches, ce qui facilite les choses- mais bien en étant à la tête d'un Empire financier dont l'Aristocrate doit désormais s'occuper à son tour. Et cela était loin d'être vraiment amusant. Ainsi voyait-elle le travail de la jeune femme comme un immense havre de paix. Un sourire se dessina également sur le visage d'Arabelle, plus discret que celui de Lawena, toutefois.

«Cela me semble parfait. Et puis, je serais ravie de voir ton lieu de travail.»

Elles avaient, après tout, le temps. Arabelle leva les yeux vers l'une des innombrables horloges numériques qui défilaient sur la façade des immeubles. Il était à peine dix-huit heures. La soirée s'offrait encore à elles, elles pouvaient donc tout à fait se permettre un interlude comme celui-ci. Et il est vrai qu'Arabelle était, en ce moment, d'humeur curieuse. Elle s'amusait à se voir jouer la touriste amenthalysienne, guidée par cette jeune demoiselle.

Ah, décidément, ce séjour allait être plein de surprises.

- C'est parfait alors ! Viens, je vais te montrer.

Quand on aime son travail, on n'éprouve aucune gêne à y retourner même en plein jour de congé, et c'est donc une Lawena dont l'humeur était de plus en plus belle au fur et à mesure que le temps passait qui poussa la porte de la librairie. Elle retint le battant le temps qu'Arabelle entre, puis inspira profondément. Comme toujours, l'atmosphère de son lieu de travail avait l'art de la calmer et de la détendre en un instant. Peut-être était-ce du à l'odeur du papier qui, malgré toutes les technologies alzéniennes, résistait encore et toujours dans le domaine littéraire, ou encore au simple fait de se retrouver entourée de livres. Cependant, quelle qu'en soit la raison, l'effet apaisant opérait toujours aussi bien. Mais ne durait jamais bien longtemps. Qu'une statue soit érigée au premier qui réussira à mettre hors service une droguée à la caféine après qu'elle ait eu sa dose. Surtout quand la dose est presque quadruple. Avant, à la rigueur, ça doit être possible. Quoi que. Mais là n'était pas la question, observons plutôt le comportement de la droguée en question après que la librairie ait cessé son charme de calme. C'est une chose intéressante que de voir Lawena, parfaitement posée et détendue pendant un instant, revenir en une poignée de secondes à son état normal, c'est-à-dire… Très légèrement survoltée. Avec une certaine tendance à s'émerveiller de tout. Et à vouloir communiquer sa joie de vivre à tout son entourage. Là, en l'occurrence, elle était en grande discussion avec sa patronne, ou plutôt en plein monologue, si l'on veut se rapprocher au plus près de la vérité.

- Oui, je sais, j'ai pris un jour de congé, mais je voulais juste savoir si ça vous dérangeait que je pose mes sacs ici, je reviendrai les chercher en fin de journée, là j'ai pas le temps de rentrer à la maison, il faut que je… Oh, c'est quoi ? Oh mon dieu, ça y est, on l'a reçu ? Mais… C'est juste trop super mega génial ! Je peux en prendre un ? Je le ramène demain, depuis le temps que je l'attends, je crois que je vais le dévorer dans la nuit !

Et de traverser la pièce pour revenir vers Arabelle, en agitant un livre à bout de bras. Oui, un peu comme si elle avait trouvé un trésor. M'enfin, dans sa tête, le tout dernier livre d'un de ses auteurs préférés et un trésor, ça revient un peu au même, alors on lui pardonne à la pauvre petite. Et hop, en moins de deux secondes, la bibliovore était déjà devant sa nouvelle amie, lui mettant sous le nez le volume qui la mettait d'encore meilleure humeur.

- Regarde, Arabelle, c'est le nouveau livre de Luc Caron, cet auteur est juste génial ! En plus, je suis sûre que celui-là te plairait, ça parle de musique, une histoire d'amour sordide entre une musicienne et… Mais je vais pas tout te raconter ! Si tu veux, je te le prêterai, comme ça ça te fera une raison pour revenir à Alzen, quand tu l'auras fini…

Puis elle s'arrêta, semblant soudain prendre conscience qu'elle oubliait quelque chose. Elle réfléchit quelques instants pour essayer de se souvenir de ce que c'était, puis, quand ce fut revenu, elle reprit, toujours sur le même ton proche de la surexcitation :

- Mais je parle, je parle, et on t'a toujours pas trouvé d'hôtel ! Tu veux regarder encore quelque chose, ou on repart ?

Le tout dit avec l'air interrogateur de celle qui a l'air d'avoir oublié que c'est précisément elle qui a voulu venir.

Twilight lands of the north.

Arabelle parcouru d'un regard curieux les différents rayons du magasin, observant même avec plus d'attention certains volumes qui lui étaient inconnus, et ce malgré le fait que sa bibliothèque personnelle soit plutôt importante. Prise dans une profonde contemplation, Arabelle sursauta légèrement lorsque Lawena se posta de nouveau devant elle, enjouée, ou plutôt, totalement hystérique. L'aristocrate l'écouta, n'osant pas interrompre cette explosion de bonheur, avant d'essayer d'esquisser quelques paroles au milieu du long discours de son interlocutrice.

«Tu aimes cet auteur ? J'ai déjà eu l'occasion de le rencontrer dans des soirées dédiées à la littérature.»

Elle esquissa un sourire.

«J'aurai peut-être l'occasion de te le présenter un jour.»

À peine avait-elle terminé sa courte phrase qu'elle devait déjà de nouveau répondre à sa jeune compagne. Il est vrai que l'atmosphère de cette boutique était charmante, mais Arabelle ne souhaitait en effet pas y passer la nuit, et le besoin d'un confortable hôtel commençait à se faire pressant. Aussi n'eut-elle pas à réfléchir longtemps afin de lui répondre.

«Ah ! Cet endroit est très plaisant, et nous pourrions y revenir lorsque nous aurons un peu plus de temps à notre disposition, car il est vrai...»

Elle lança un bref regard dehors, assez long pour remarquer que la nuit s'était progressivement, et de plus en plus, installée.

«...Qu'il commence à se faire tard !»

Décidément, la nouvelle amie de Lawena était pleine de surprises. Alors comme ça elle connaissait son auteur préféré ! Enfin, d'un certain côté, ce n'était pas vraiment une surprise, si l'on considérait qu'elle était, et d'une, plutôt connue ne serait-ce qu'à Alzen, et donc sans doute encore plus dans les cercles littéraires de la capitale, et, de deux, qu'elle était issue de la haute aristocratie, ce qui faisait d'elle, quand bien même elle n'aurait pas été une musicienne de talent, une invitée privilégiée des cercles en question. D'ailleurs, puisqu'elle semblait plus littéraire que scientifique, maintenant que l'alzénienne y réfléchissait, le Hernier lui conviendrait sans doute mieux. Plus conventionnel que l'Irvala, il avait aussi plus de classe. Et "classe" semblait un terme parfait pour décrire Arabelle. Bien, une bonne chose de faite, comme ça Lawena connaissait leur prochaine destination. Elle ramassa donc son sac à main, posé à peine arrivée sur le comptoir, puis se tourna vers l'amenthalysienne.

- Alors on y va ! Jeanne, on se voit demain, j'essaierai d'être à l'heure, promis, mais je ne vous garantis rien, il y a des chances que je passe une partie de la nuit à lire…

Oui, vous avez bien deviné, les dernières paroles étaient adressées à sa patronne, malgré leur ton, comment dire ? Peu conventionnel. Il faut dire que cela commençait à faire un certain temps qu'elles travaillaient ensemble. Et qu'aucune des deux n'était du genre à repousser le contact. Mais là n'était pas la question. Encore une fois, elle renfila mitaines, écharpe et gros manteau, avant de retourner une nouvelle fois dans la rue, constatant au passage que les réverbères sensitifs commençaient à s'allumer un peu partout sur les avenues. Superbe spectacle au demeurant, mais qui signifiait qu'il fallait qu'elles se dépêchent si Lawena ne voulait pas finir congelée. Si la température en journée était déjà un peu trop basse à son goût, dès que le soleil se couchait, même si on ne l'avait pas vu durant tout le temps où il était censé être présent, l'air perdait encore quelques degrés. Ce qui n'était pas bon du tout. La jeune fille se tourna donc vers Arabelle :

- Hum, on n'est plus très loin, à peine dix minutes à pied… Tu veux que je te porte quelque chose, peut-être ?

Oui, parce que, en toute logique, mieux les charges seraient réparties, plus elles pourraient avancer vite. Réflexion minimale pour gain de temps maximal. Surtout quand un conditionnement de type flemmard vous fait connaître les itinéraires les plus courts pour vous rendre d'un point à un autre, quelque soient ces deux points. Tout en marchant d'un pas légèrement plus vif, à la fois pour se réchauffer et pour passer moins de temps dehors, elle entreprit de décrire à l'aristocrate l'endroit où elle la menait, une manière comme une autre de vérifier qu'elle ne s'était pas trompée dans ses pronostics.

- Tu verras, la décoration est très classe, ils se sont inspirés des demeures luxueuses d'Amenthalys, et puis c'est juste en face du Crystal. D'ailleurs, les deux bâtiments doivent avoir à peu près le même âge, une vingtaine d'années je crois, tu te rends compte, ils ont presque mon âge ! Ils font partie des plus vieux de la ville…

Et c'est dans ce bavardage incessant qu'elle finit enfin par apercevoir, en tournant au coin d'une avenue, la façade si célèbre de l'hôtel, situé une centaine de mètres plus loin.

- D'ailleurs, on est arrivées, tu vas pouvoir te reposer comme ça, tu dois être fatiguée, entre le trajet depuis la capitale et ce qu'on a marché dans les rues…

Oui, parce que même si elle ne descendait pas souvent dans la ville des arts, elle l'avait fait suffisamment de fois pour savoir que le trajet était loin d'être reposant. Même si Arabelle n'avait pas du prendre la navette publique avec l'aller-retour pour pas cher, en seconde classe, au milieu des mômes braillards.

Gloria, Gloria

Aussi légèrement vêtue qu'à son arrivée à Alzen, Arabelle s'élança avec grand plaisir dans les rues froides de la ville moderne. Elle déclina d'un signe de tête la proposition qu'avait faite sa compagne du moment par rapport à ses affaires. Elle n'avait pas grand chose et cela ne représentait pas un poids insurmontable. Toutes les grandes dames n'étaient pas des pauvres grues d'une faiblesse affligeante qui se débarrassaient de la moindre charge dès qu'elles le pouvaient car elles n'étaient pas capable de marcher correctement en talons avec un éventail dans les mains.

À cet instant, l'aristocrate n'écoutait plus vraiment ce que disait Lawena, bien trop occupée à garder les yeux rivés en face d'elle, attendant le moment où elle pourrait enfin apercevoir l'endroit dans lequel elle pourrait s'isoler de tous. Évidemment, à cette heure, les rues s'étaient déjà vidées de toute leur foule, seuls quelques courageux les parcouraient encore. Mais pour la demoiselle, cela revenait au même.

Finalement, il était là. Il se dressait de toute sa hauteur, de toute sa grandiloquence, respirant le luxe et le pompeux. Une part d'Amenthalys perdue en plein Alzen. Une débauche de raffinement baroque venant tout droit de la capitale sphérienne. Un large sourire illumina le visage d'Arabelle alors qu'elle s'imaginait de retour chez-elle, dans sa belle ville des arts. Faisant signe à Lawena de la suivre, elle se dirigea d'un pas vif vers le bâtiment.

Tous les honneurs lui furent bien vite proposés, une fois qu'elle eut donné son nom. On se proposa immédiatement de monter ses affaires dans la suite qu'elle venait de prendre pour quelques jours, ayant pris le soin de la demander aussi froide que possible. Un caprice portant la marque de Lady O'Malley.

Ces petites affaires administratives réglées, elle regarda autour d'elle, repérant bien vite ce qu'elle cherchait: le restaurant de l'Hôtel. Avec un petit sourire, elle reporta son attention sur Lawena.

"Eh bien, nous y voilà enfin.Pour te remercier de ton aide..."

Arabelle désigna du regard les tables richement dressées qui n'attendaient plus que les commandes hors de prix des aristocrates.

"Que dirais-tu de passer le reste de la soirée à mes côtés ? Je t'invite, avec grand plaisir."

C'était… Somptueux. Plus que tout ce qu'il avait pu lui être donné de voir avant. Bon sang, alors il y avait vraiment des lieux décorés comme ça ? D'accord, elle avait entendu des rumeurs, vu des photos, mais voilà, ce n'était que des rumeurs, les photos ne devaient montrer que les endroits les plus luxueux de l'hôtel… Depuis qu'elles étaient arrivées dans les lieux, Lawena se faisait petite. Toute petite. Ce n'était pas son monde, ici, trop de luxes, trop de riches, trop de confort, trop d'argent jusque dans la plus petite babiole. Mais comment est-ce qu'elle en était arrivée ici, elle, la pauvre petite prolétaire fauchée la plupart du temps, heureuse d'avoir un travail qui au moins lui évitait les dépenses en littérature ? Tout simplement avec sa fâcheuse tendance à rendre service tout le temps à tout le monde. Surtout que maintenant que sa nouvelle amie était dans son élément, elle devenait nettement plus intimidante. Au milieu de tout ce luxe, elle semblait comme un joyau ayant retrouvé son écrin. Et du coup, Lawena n'était plus aussi à l'aise. Et se disait qu'elle ne pourrait sans doute pas se montrer aussi familière avec Lady O'Malley dans ces lieux qui transpiraient l'argent par tous les pores que dans les rues d'Alzen. Ici, on n'était plus dans la ville volante, ici, c'était une véritable enclave amenthalysienne, ici, les codes en vigueur n'étaient plus les mêmes. En fait, elle songeait même à s'éclipser discrètement, non sans avoir assuré sa nouvelle amie, avant de partir, qu'elle serait bien entendu ravie de lui servir à nouveau de guide dans les rues de sa ville chérie –ce qui était vrai- et que la revoir lui ferait très plaisir –ce qui était vrai aussi-, mais qu'elle devait y aller, elle devait travailler demain, avait un livre à terminer… Bref, de quoi ne pas s'éterniser ici alors qu'elle s'y sentait si peu dans son élément. Un peu comme un accro aux technologies dans le désert opalien. Dieu que cette image était cruelle. Elle en frissonnait, si si.

Sauf qu'au moment où elle allait mettre son plan de retraite à exécution, Arabelle se tourna vers elle, la remerciant de son aide, et, surtout, l'invitant à dîner. A ce point précis, deux partis se lancèrent dans un long débat à l'intérieur de sa cervelle. Le premier, constitué de son malaise et de sa condition de pauvre prolétaire, prenant parti pour l'exécution de son plan initial, lui conseillait de décliner poliment, pour les raisons citées plus haut, puis de fuir. Le deuxième comprenait plus de membres, à savoir, cette même condition de prolétaire, décidément très versatile, et surtout son porte-monnaie, qui rechignait à renoncer à un repas payé dans le meilleur hôtel de la ville, à laquelle s'alliait son estomac soulignait, lui, que les plats que l'on servait ici devaient être largement meilleurs que les pâtes jambon-fromage qu'elle prévoyait de se cuisiner. A cela s'ajoutait sa politesse qui lui disait qu'il n'était guère courtois de refuser une telle invitation, et tout simplement la perspective de passer une soirée en agréable compagnie. En observant la répartition des effectifs, on peut sans effort deviner quel parti remporta le débat.

- Euh… Pourquoi pas ? Enfin, je ne suis pas sûre d'être parfaitement habillée pour ce genre d'endroit, mais on va dire que c'est pas grave. Mais merci, ça me fait très plaisir !

Mon dieu, mon dieu, parler de choses aussi bassement matérielles, quel manque de tact, vraiment, elle fleurait bon la classe moyenne à des dizaines de mètres à la ronde. Mais bon, cela ne l'empêcha pas de suivre son hôtesse et surtout le maître d'hôtel jusqu'à une table isolée de la salle de restaurant, et de s'y installer avec toute la délicatesse dont elle était capable. Dieu ce que les chaises étaient confortables ici, c'était juste sa fatigue d'avoir déambulé dans les rues tout l'après-midi ou les chaises de riches étaient vraiment dix fois plus moelleuses que les siennes ? Et maintenant, attention, on venait de leur apporter la carte. Et, quelle drôle de coïncidence, le prix de certaines consommations équivalait à peu de choses près à sa facture mensuelle d'électricité. Amusant. Et les plus bon marchés devaient valoir à peu près toute sa garde robe, achetée bien évidemment en solde. Moui. Bon, elle allait plutôt piocher dans celles-là hein, elle voulait bien se faire inviter, se doutait que ce n'était pas ça qui allait ruiner la musicienne, mais il y avait des limites. Au fait, c'était quoi toutes ces fourchettes à côtés de son assiette ? Il y avait un ordre précis pour les utiliser ? Ah. Le dîner risquait d'être amusant. Mais elle ferait de son mieux pour ne pas faire honte à sa nouvelle amie. Ou du moins elle essaierait.

"Fly to the starlight"

Arabelle leva les yeux vers son invitée qui semblait passablement perdue au milieu du menu du restaurant. Il est vrai que l'exotisme dont ils faisaient souvent preuve rebutait parfois même l'aristocrate, qui rêvait parfois de choses plus gustativement agréables que raffinées. Il est vrai que les prix pouvaient également rebuter. Mais de ce côté-là, il n'y avait pas vraiment à s'en faire...

Refermant et reposant face à elle le menu habillé de son cadre luxueux, elle fit signe à un jeune serveur de venir et lui énonça ses choix, en précisant bien que pour elle, un plat froid se devait d'être réellement froid. Elle termina en précisant ce qu'elles désiraient -se faisant ainsi la voix de la pauvre Lawena lâchée en plein milieu d'un autre monde- comme boissons, apéritifs et amuses-bouches.

En gros, du côté de Lady O'Malley, le repas allait se présenter de la façon suivante. Mousse d'avocat au caviar, huîtres fines et foie gras poêlé constitueront l'apéritif, alors que des truffes au champagne serviront de simples mises en bouche. Le reste du repas, plus personnel à Arabelle, se voudra passablement froid... comme à son habitude. Carpaccio de Saint Jacques crues aux truffes pour l'entrée, Dinde farcie et pochée et son sabayon de champagne pour le plat et, pour finir, Poires au miel d'acacia et au safran en dessert. Le tout accompagné de champagnes et de vins du plus grand luxe, dont le prix doit être au moins égal à celui du salaire annuel d'un ouvrier alzenien.

Voilà un programme qui ferait instantanément mourir de bonheur le plus fin des gourmets. Mais qui devait être un grand mystère pour la pauvre Lawena, sur laquelle Arabelle reporta son attention.

"Ne fais surtout pas attention aux prix, prends ce qui te fait vraiment plaisir."

Non, ouvrir des yeux ronds au fur et à mesure de la commande d'Arabelle n'était pas franchement élégant, Lawena s'en rendait bien compte. Mais pour sa défense, au fur et à mesure que son amie énonçait les plats, elle les repérait dans le menu, et, avec eux, leurs prix. De quoi lui faire peur, vraiment. Enfin, l'avantage, c'est qu'au moins on lui épargnait le choix de l'apéritif. Ce qui faisait que son dilemme ne se portait plus que sur l'entrée, le plat et le dessert puisqu'il semblait qu'ici, contrairement aux restaurants de prolétaires où elle avait déjà mangé et dans lesquels on ne vous tenait pas rigueur si, par respect pour votre porte-monnaie, vous ne preniez qu'une entrée ou un plat, il fallait prendre un repas complet. Plouf plouf, ce-sera-toi-que-je-choisirai, ah, tiens, son loyer pour deux mois, mais pourquoi donc sa facture s'était-elle glissée dans le menu ? Bon, trêve de plaisanteries, il fallait qu'elle choisisse, le serveur semblait s'impatienter, bien que, comme toute personne travaillant dans ce genre d'établissement, il avait l'élégance de ne pas le montrer. Enfin, un rapide coup d'œil lui avait confirmé qu'il était mieux habillé qu'elle. Et semblait mieux gagner sa vie, au passage. Mais dans quel monde était-elle tombée ? Dans un monde où les gens qui vous invitaient vous faisaient comprendre que payer un nombre à trois chiffres pour une seule part de dessert ne les dérangeaient absolument pas. D'accord. Finalement, après un dernier coup d'œil à la carte, elle la referma à son tour puis, d'une voix qu'elle tenta de poser afin qu'elle ne déraille pas trop face à tout ce luxe, passa sa commande. Pour elle, ce serait un gâteau de foie gras accompagné de croustillants au balsamique en entrée, des tagliatelles aux truffes aux copeaux de foie gras en plat principal, et en dessert une crème de pamplemousse au safran. Au moins, elle avait réussi à repérer des pâtes dans cette débauche de luxe. Ça, au moins, même en prenant la meilleure qualité disponible sur le marché, ils ne pouvaient pas les avoir trouvées à plus de dix euros le paquet… Du moins, elle l'espérait. Une fois le serveur en costume hors de prix reparti vers les cuisine afin de transmettre leur commande, elle reprit, à l'intention d'Arabelle cette fois-ci, tout en jouant nerveusement avec une fourchette aux bouts recourbés, qu'elle aurait su être une fourchette à escargots si elle avait eu plus d'éducation dans ce domaine-là.

- C'est vraiment très gentil de ta part de m'avoir invitée, je…

Et soudain, plus un mot ne pue franchir ses lèvres. D'une, parce qu'elle était décidemment bien plus intimidée par l'aristocrate ici que dehors, ce qui était stupide étant donné qu'elle était la même personne dans l'hôtel que dans la rue, de deux parce qu'on venait de déposer devant elles apéritifs et amuses-bouches. Et que les bouchées qui s'alignaient devant elles étaient habituellement réservées aux repas de fêtes. Après réflexion, elle allait se contenter d'un peu de foie gras poêlé pour cette partie du repas. Ce n'était pas comme si elle ne savait absolument pas comment on mangeait des huitres, mais presque.

"The crystal sky"

Arabelle porta jusqu'à ses lèvres rosées l'une des cuillères de porcelaine que l'on venait d'apporter et sur lesquelles reposait ce fin mariage d'huître et de foie gras. Elle ferma ses paupières sur ses yeux d'un bleu arctique et se laissa transporter jusqu'à sa ville d'Amenthalys. En une bouchée au milieu de cet hôtel, elle se sentit comme un poisson élégant retrouvant son bassin attitré qu'il n'avait que trop longtemps délaissé. Ah ! Quelle joie.

Reposant le couvert immaculé sur la délicieuse petite coupelle décorée de roses écarlates, elle s'intéressa à Lawena. Ou plutôt la pauvre Lawena qui se demandait probablement bien par quoi commencer ou même comment commencer. Elle se demandait peut-être même si de tels plats étaient réellement faits pour être mangés.

L'aristocrate lui adressa un léger sourire.

"Tu ne dois pas avoir l'habitude de ce genre de choses, désolée. Tu n'es absolument pas obligée de te forcer à tout manger. Tu n'es pas non plus obligée de faire attention aux bonnes manières."

La riche demoiselle ponctua cette dernière phrase d'un clin d’œil amusé. Elle avait elle-même l'habitude de tout ce grotesque protocole lié aux repas de luxe, mais il y avait des situations qui ne s'y prêtaient pas. Et il s'agissait de l'une d'elle. Pas besoin de faire des manières.

Après avoir emprisonné de ses lèvres une truffe parée de sa robe d'alcool, Arabelle vit du coin de l’œil arriver le serveur, une bouteille dorée de champagne dans les mains dont il remplit leurs verres de cristal afin de les faire patienter avant l'arrivée des entrées. Elle avait pris le soin de prendre l'une des bouteilles les plus raffinées. L'aristocrate releva les yeux vers Lawena après avoir délicatement levé son verre de sa main gantée.

"Je ne bois pas beaucoup d'alcool, et je ne sais pas si tu en bois également, mais j'ai pensé que l'occasion s'y prêtait."

Elle marqua une pause puis continua avec un large sourire.

"Trinquons. À ma guide attitrée."

Ah. Apparemment, ça se mangeait comme ça, les huitres. C'était bon à savoir, elle se coucherait moins bête ce soir. Enfin, l'avantage de toute cette histoire, c'est qu'Arabelle avait l'air d'avoir plus ou moins compris les dilemmes la torturaient depuis tout à l'heure. Ou du moins, de l'avoir compris autant que pouvait le comprendre une personne qui vivait dans des environnements de ce genre depuis sa plus tendre enfance, comme c'était sûrement son cas. Si elle avait eu l'âme révolutionnaire et la tête à ça à ce moment précis, Lawena aurait même pu rédiger une thèse sur les inégalités sociales du point de vue de la tenue dans les restaurants de luxe. Mais ce n'était pas son souci principal du moment, qui était plutôt de réussir à reproduire le gracieux geste d'Arabelle sans y laisser traîner un bruit de succion aussi indélicat que peu ragoutant, le tout non sans avoir adressé à la brune un regard reconnaissant pour ses paroles qui, si elles n'avaient que peu d'effet sur sa gêne, comme tous les "fais comme chez toi" du monde, avaient au moins l'avantage de venir du cœur. Et ça, elle ne s'en rendait compte que maintenant, c'était un fait que l'on ne pouvait pas nier : depuis le début de l'après-midi, pas un seul petit mensonge n'avait fait résonner la voix de la musicienne. Plus que les cafés de tout à l'heure ou le repas, c'était une des meilleures preuves d'amitié que Lawena pouvait obtenir. Cependant, à peine s'était-elle fait cette réflexion que déjà le pingouin, comme elle avait choisi de baptiser le serveur afin d'en avoir moins peur, revenait, portant une bouteille qui, pour le peu qu'elle en connaissait en vins fins et champagne, devait valoir à elle seule… Non, en fait, elle ne voulait même plus y réfléchir. Tout l'argent qu'elle avait dépensé ces deux dernières années ne devait même pas suffire à payer ce repas dans sa totalité, alors à quoi bon ? Autant se concentrer sur la discussion, elle se sentirait moins mal. Et aurait peut-être l'air moins bête. Bref, elle prit avec autant de délicatesse que possible la coupe qu'on lui tendait, puis eut un sourire en entendant le toast porté par son hôtesse.

- Et à la grande musicienne que j'ai eu l'honneur de guider dans les rues d'Alzen.

Elle but une gorgée, tentant d'apprécier à sa juste valeur la boisson qu'on lui proposait. Seulement, à défaut de comparant à la hauteur, c'était un exercice difficile. Enfin, elle pouvait au moins essayer. Après tout, ce n'était pas comme s'il lui arrivait souvent de boire de l'alcool. Depuis une certaine soirée au Midnight Square de Karnevale Avenue qui lui avait laissé un marteau-piqueur dans la tête pendant deux jours, elle évitait les consommations excessives. Surtout qu'elle ne se souvenait toujours pas de tout ce qu'elle avait fait ce soir-là. Puis, pour éviter que le silence ne s'éternise, elle reprit.

- Oh, au fait, je ne suis pas une si bonne guide que ça, j'allais oublier le plus important ! Si je ne me suis pas trompée et que c'est bien au Crystal que tu dois jouer, tu n'auras pas beaucoup de chemin à faire, c'est l'autre grand bâtiment de la rue, on ne peut pas le louper.

Un peu plus à l'aise que tout à l'heure, elle prit à son tour une des truffes, puis masqua une grimace. Nouvelle connaissance de la soirée, elle n'aimait pas ces champignons qui pourtant faisaient les délices des palais raffinés. Enfin, de toute façon, elle n'aurait pas à en goûter une deuxième pour vérifier puisque, plus rapide que son ombre, le pingouin était à nouveau de retour, portant cette fois sur la main droite l'assiette d'Arabelle et sur la gauche la sienne. Et là, nouvelle vague de panique. Sérieusement. C'était de la nourriture, ce qu'il y avait sur la porcelaine, là ? Ou une œuvre d'art destinée à décorer la table et les distraire en attendant que le véritable plat arrive ? Pour le coup, Lawena avait quelques doutes, et, presque inconsciemment, elle interrogea du regard l'aristocrate. Comestible ou pas ?

"A land where my dreams rule"

"Ne t'en fais pas, je saurai m'y retrouver désormais. J'ai été bien chanceuse de tomber sur toi."

En même temps qu'Arabelle parlait, une assiette remplie venait remplacer des assiettes vides dans une valse gastronomique de grande qualité. Les yeux de connaisseuse de l'aristocrate brillaient devant cette beauté culinaire mais, lorsque son regard croisa celui de la jeune alzenienne, elle comprit que tout ceci lui paraissait décidément réellement étranger. Arabelle lui répondit d'un sourire et d'un gracieux coup de fourchette au milieu de ses St Jacques, comme pour lui indiquer qu'elle ne devait pas avoir peur de violer cette œuvre d'art.

Ni de la déguster avec plaisir, d'ailleurs.

Portant une serviette de soie rose à ses lèvres, elle encouragea son invitée du regard. Il fallait bien, à un moment, se jeter à l'eau. Même si ces eaux sont inconnues et profondes d'une gêne inhabituelle, d'une maladresse populaire.

Ayant achevé ce plat et avalé une glaciale gorgée de champagne, Arabelle se mit à rêver, un glaçon qui accompagnait la bouteille dans son récipient entre ses doigts gantés. Comme lorsque leurs routes s'étaient croisées il y a quelques heures, la glace prit entre ses mains expertes diverses apparences. Dauphin, rose, dragon légendaire, hexagone géométrique. Puis le cube glacé s'évapora dans une volonté destructrice.

Arabelle en piégea un nouveau entre ses doigts et débuta la même ritournelle. Elle semblait presque humaine, dans ses rêveries glacées.

"Dis-moi... Que fais-tu demain soir ?"

Bien. Elle savait désormais que ce qu'il y avait sous son nez était comestible. Et pourrait donc punir cette vile engeance qui la faisait saliver comme cela lui arrivait rarement en la faisant entièrement disparaître dans son estomac. Et ça n'allait même pas être une corvée, étant donné qu'elle avait littéralement failli fondre dès la première bouchée. Ah, ça, ce n'était pas tous les jours que la pauvre libraire fauchée qu'elle était pouvait se permettre de déguster quelque chose d'aussi divin. Depuis le fondant du foie gras jusqu'aux croustillants qui l'accompagnaient, tout se mariait à la perfection, et elle faillit même en oublier où elle se trouvait pour partir dans un monde féérique où elle pourrait manger des plats comme ça tous les jours. Quel dommage que la magie de l'instant cesse dès que la moindre miette eut disparu de l'assiette. Enfin, ne disait-on pas que toutes les bonnes choses ont une fin ? Qu'importe la tristesse que cette prise de conscience pouvait apportait, il en allait de même pour la nourriture. Mais bon, après tout, ce n'était que l'entrée, et, a priori, dans ce genre d'établissement, tout le repas était à la même échelle. Tant mieux.

Relevant les yeux après avoir reposé couteau et fourchette sur le bord de l'assiette, Lawena constata qu'elle n'était pas la seule à avoir terminé, et qu'Arabelle avait repris cet étrange jeu avec les glaçons, comme au café, plus tôt dans l'après-midi. Fascinée par les changements de formes incessants de la glace, elle eut du mal à en détacher ses yeux lorsque son amie s'adressa à elle, formulant une demande à laquelle la bibliovore ne s'attendait pas vraiment. Ce qu'elle faisait le lendemain ? Bonne question, qu'elle ne s'était même pas posée. A priori, la soirée allait se dérouler comme toutes les autres, celle-ci mise à part : plat de pâtes puisque le budget du mois passait en cadeaux de Noël, bon bouquin, une douche chaude, et au lit, avec le bon bouquin en question. Rien de bien exceptionnel, et surtout rien qui ne méritait que l'on s'attarde à le décrire à quelqu'un dont la vie était sans aucun doute bien plus passionnante.

- Euh… Demain soir ? Je crois que je n'ai rien de précis de prévu… Pourquoi ?

Et pendant qu'elle s'interrogeait sur les raisons de cette question subite, nouvelle apparition du pingouin qui, avec une dextérité sans cesse renouvelée, remplaça leurs assiettes vides par d'autres, à leur tour remplies d'une véritable œuvre d'art. Au moins, cette fois, Lawena savait qu'elle avait le droit de le manger. N'en déplaise au regard snob que le pingouin jetait sur sa personne, elle avait fait des progrès, si si.

"Lord of ice and snow"

Sur les notes silencieuses d'un violon de glace Arabelle releva ses yeux cristallins vers Lawena, des idées plein la tête. Laissant le glaçon fondre dans une triste mélancolie, ses délicieuses lèvres s'étirèrent en un sourire satisfait. La satisfaction d'un plan qui s'exécute parfaitement malgré le hasard. Du dîner jusqu'à la suite. Une représentation totale et calculée.

La demoiselle laissa le serveur faire son travail mais ne s'attarda pas tout de suite sur la luxueuse volaille qui se noyait devant elle dans son bain de raffinement.

"Eh bien, tu te souviens que je donne une représentation demain soir..."

Elle prit distraitement ses couverts dans ses mains et acheva de briser le dernier souffle de vie -s'il y en avait encore un- de la délicate dinde qui lui était proposée d'un revers de couteau, ne détournant pas pour autant ses yeux magnifiques de ceux de Lawena.

"Que dirais-tu d'y assister ? Je peux t'offrir la meilleure des places."

Elle continua d'un clin d’œil enfantin et des plus sincères.

"Ils sont peu à avoir ce privilège tu sais."

C'était une ultime façon de remercier la jeune fille. Et une ultime façon de sceller une amitié décidément rapidement construite.

Chose qui n'était pourtant pas simple lorsqu'il s'agissait de la glaciale Arabelle. Le miracle de la fin de l'année jusqu'au bout des lèvres.

Heureusement pour Lawena qu'elle n'avait pas attaquée son assiette, il semble bien que dans le cas contraire elle se serait étouffée. Et après tout, elle aurait eu ses raisons. D'abord, le fait que, non contente de lui avoir, en vrac, offert une dose de bon café comme elle en voyait rarement, proposé de rencontrer son auteur préféré, et permis de dîner dans le restaurant le plus réputé de la ville, Arabelle lui donnait la possibilité d'assister à un concert dont tous les billets étaient vendus depuis des mois, dans une salle dont on disait qu'elle était la plus magique de Sphéra, et le tout, sans rien demander en échange, comme si le simple fait de lui avoir servi de guide justifiait cet étalage de bontés. Ensuite, tout simplement, elle avait tenté de s'imaginer à l'intérieur du Crystal, en train d'écouter pendant toute une soirée les notes qui avaient réduit au silence un café bondé à peine quelques heures plus tôt. Et ça avait été un peu trop pour la pauvre petite Alzienne qui avait déjà du mal à croire qu'elle se trouvait réellement dans la plus luxueuse enclave amenthalysienne que l'on pouvait trouver sur la ville volante, en compagnie de la crème de l'aristocratie, qui en plus s'adressait à elle comme si elles se connaissaient depuis toujours. Là, c'était sûr que Czes la traiterait de menteuse quand elle lui raconterait ça. Du coup, oui, pour le coup, elle avait ouvert de grands yeux, et en avait même fait tomber la fourchette qu'elle avait prise pour commencer à déguster quelques tagliatelles. Et en plus, elle n'avait même pas eu le temps de la rattraper étant donné que le pingouin, plus vif que l'éclair, avait surgi pour lui en tendre une qui n'aurait pas effleuré le sol impeccable du restaurant. Mais au moins, l'intermède lui avait laissé le temps de se reprendre. Ou presque.

- Je… Je… Ça me ferait vraiment plaisir, tu n'imagines même pas ! Pour le peu que j'en ai entendu au café tout à l'heure, je suis sûre que je pourrais t'écouter jouer pendant des heures sans me lasser.

Mais avant même qu'elle ne parte dans un babillage qui lui aurait permis d'exprimer sa gratitude infinie, une pensée l'arrêta soudain.

- …Par contre, je sais que c'est idiot, mais je crois que… Que je ferais un peu tâche, là-bas, tu ne penses pas ? Déjà qu'ici, c'est limite… Alors au milieu de tous ces gens, qui sauraient dire dès les premières notes qui a composé un morceau et raconter sa vie… Mais bon. Je pense que je saurais m'en accommoder, le ridicule ne tue pas.

Non, c'était faux, elle n'avait envoyé aucun regard incendiaire au pingouin. Et puis voilà qu'elle se remettait à parler sans fin, un vrai moulin à parlotte, il était temps qu'elle se reconcentre sur son assiette. D'autant que ces tagliatelles, malgré la présence des truffes qu'elle craignait depuis tout à l'heure, avaient l'air particulièrement succulentes.

"From the Sun to the Moon"

Un rire murmuré et cristallin traversa les lèvres d'Arabelle. Aucune moquerie, la scène était juste exquise et presque adorable. Et d'ailleurs, pauvre serveur. Il devait déjà les maudire. Reposant ses couverts dans une douce note luxueuse, la demoiselle reposa sa joue dans le creux de sa main. Normalement, il était mal vu de poser un coude sur la table, mais qu'à cela ne tienne. Elle revisitait le protocole comme elle le souhaitait.

Rayonnante, elle entreprit de répondre aux doutes et à la gêne de sa jeune invitée, d'un mouvement gracieux des lèvres.

"Tu n'as pas à t'en faire pour cela. Je m'occuperai de tout. Tu n'auras qu'à venir et prendre autant de plaisir que tu voudras. Du moins je l'espère."

S'interrompant ainsi un moment afin de laisser le loisir à sa compagne de profiter et d'achever son plat, et après avoir laissé le serveur venir leur servir cette fois un verre d'un vin hors de prix dans l'attente du final, du dessert, Arabelle reprit la parole.

"C'est la première fois que je me produis ici et tu m'as aidée à m'y retrouver, c'est le moins que je puisse faire."

À peine eut-elle eu le temps de faire couler dans sa gorge ce nectar divin et écarlate qui avait probablement traversé les âges en s'y bonifiant avec grandiloquence que le noble serveur venait déposer devant elle l'apothéose de ce repas aux saveurs de paradis. Voilà ce qu'elle attendait. Une bouchée de fraîcheur et de Monde glacée au creux d'une cuillère dorée qu'elle emprisonna avidement de sa bouche de riche et belle demoiselle.

Les tagliatelles n'avaient pas seulement l'air succulentes, elles en avaient aussi la chanson, et, en écoutant les mots rassurants de son amie, Lawena ne pouvait que se laisser persuader qu'elle était parfaitement capable de tout organiser. Après tout, elle n'avait pas l'air d'être du genre à affirmer des choses fausses, et, sauf nouveau déraillement de son Karnevale, elle était sincère en jurant qu'elle s'occuperait de tout. Pour ce qui devait sans doute être la dernière fois du repas, le pingouin rejoua son ballet, surenchérissant peut-être un peu dans l'adresse dans l'espoir de retrouver cette gêne qui avait tant flatté son ego chez Lawena. Peine perdue, elle avait fini par s'habituer, pour ce soir du moins, à l'ambiance du restaurant, et surtout, elle savait que lui faisait sans doute partie de ces gens qui auraient tout donné pour avoir la chance d'assister au concert d'Arabelle le lendemain, et qu'il grincerait sans doute des dents en apprenant qu'elle, pauvre prolétaire sans aucune connaissance en musique, le pourrait. Il n'était pas dans les habitudes de la bibliovore de se réjouir du malheur des autres, mais pour une fois, elle ferait une exception. Il n'avait qu'à pas l'avoir méprisé du haut de son costard noir et blanc depuis le début du repas. Une fois son verre rempli et son dessert déposé devant elle, Lawena, prise d'une subite impulsion, leva la coupe à son tour, comme l'aristocrate l'avait fait au début du repas.

- Eh bien alors, à la réussite de ce concert qui sera sans aucun doute sublime.

Et en disant cela, un sourire illuminait son visage, celui auquel ses amis avaient droit tous les jours. A peine plus lumineux que celui réservé aux inconnus, il venait d'encore plus loin dans son cœur, et prouvait bien à quel point elle parvenait à nouer des amitiés à une vitesse qui pouvait parfois étonner. Sans se presser, elle termina son dessert, savourant à la fois la compagnie de la musicienne et l'amertume du pamplemousse qui venait à merveille se conjuguer avec la saveur du plat qui l'avait précédée, l'effaçant en douceur des papilles de l'Alzienne. Lorsque la coupe qui contenait la mousse fut vide, en réponse à une interrogation intérieure, elle jeta un coup d'œil à sa montre. Et constata qu'entre le temps qu'il lui faudrait pour rentrer et l'heure à laquelle il lui faudrait se lever le lendemain, il ne lui restait qu'une nuit relativement réduite face à celle qu'en bonne marmotte elle effectuait d'habitude. Aussi, ce fut avec beaucoup de regrets qu'elle prit congé de son amie, lui assurant qu'elle serait là le lendemain. Juste avant de partir, elle hésita un instant puis, décidant qu'elle avait du par son ignorance des règles du protocole en briser un certain nombre, et qu'une de plus ne ferait pas de mal, elle embrassa l'aristocrate sur les deux joues, et s'éclipsa enfin.

Sur le chemin du retour, elle se remémora l'après-midi qu'elle venait de passer, et se dit que, décidemment, la vie pouvait vous réserver bien des surprises. Elle avait hâte d'être au lendemain. D'ailleurs, est-ce qu'elle avait quelque chose de potable à se mettre sur le dos ?

"Kings of the Nordic Twilight"

Seule, Arabelle acheva sa soirée en tête-à-tête avec un cocktail à base de chocolat chaud -mais froid pour elle, ici- et de divers sirops et alcools. Observant les ondulations à la surface du liquide, elle repensa avec satisfaction à sa journée. Sa journée du lendemain allait être remplie, mais tout allait probablement excellemment bien se passer.

Après avoir vidé le reste de sa boisson, elle fit un geste au serveur qui lui apporta la note. Elle la regarda distraitement et se contenta de lui tendre une liasse de billets, le surplus lui faisant office de gracieux pourboire. Voilà un homme qui avait gagné sa soirée.

Quittant sa table, l'aristocrate se dirigea avec légèreté vers l'accueil de l'hôtel qui lui confia les clés de la chambre qu'elle allait enfin occuper après cette éprouvante journée.

Évidemment, si Lawena était encore là, elle aurait eu bien du mal à considérer cette suite d'environ cinq pièces gigantesques comme une simple chambre d'hôtel. Cette pensée fit sourire Arabelle alors qu'elle se laissait tomber sur le large lit à côté duquel étaient posées ses précieuses valises. Perdue dans ses réflexions, elle y laissa son regard s'y poser avant de finalement appeler l'accueil via l'interphone prévu à cet effet. Ses directives étaient claires.

La surprise de taille.

Et après avoir rangé ses affaires et s'être changée, la riche Arabelle se laissa sombrer dans des rêves musicaux et glacés.