Les Jérémiades des Orchidoclastes

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Tout me semblait si pur, et si vide à la fois. J'aurais pu me noyer dans la contemplation trop passionnée des murs qui m'entouraient. La pierre lourde, étirée à l'infini devant moi, en une gigantesque salle me paraissait terriblement étouffante. Ah, qu'une telle pièce éconduit, lorsqu'elle est pleine, mais qu'elle est lassante lorsqu'elle est vide. Pas un chat. Pas un garde. L'ennui, et le silence.

Certes, comme un gamin gâté - et c'était en un sens le cas - je m'étais retiré de ma propre volonté. Ou plutôt, j'avais chassé mes seconds dans l'espoir de jouir d'un peu de calme. Il s'est avéré que ce néant d'abord vital et reposant devint bientôt un fardeau. Au lieu d'en profiter, comme on joue avec un jouet, il me pesait sur les épaules, semblant se rire de ma condition humaine. J'eus projeté des boules électriques sur mon antre si utiliser mon Karnevale pour épater la galerie, montrer au monde que je n'étais pas une chimère, n'était pas devenu quotidien.
On désire ardemment quelque chose jusqu'à ce qu'on entre en sa possession. Et j'avais compris désormais que je n'étais plus un mythe brillant et effrayant, mais une vérité miraculeuse. J'étais réduit à une simple utopie réalisée.

Un caprice fit trembler mes membres, et je sentis soudain en moi l'envie viscérale de briser le lustre qui pendait au plafond. Je l'aurais contemplé dans sa chute, regardant l'éphémère vie de cet objet de pacotille, et l'aurais vu se briser avec une satisfaction dissimulée. Il se seraient pressés dans la grande salle, ramassant les débris, criant au complot, me demandant si cette catastrophe n'avait point entravé l'évolution de ma chaste beauté. Du haut de mon trône, j'aurais joui d'une nouvelle démonstration de mon pouvoir. Du haut de mon trône, j'aurais fait du bruit.
Si la salle du trône eût été pourvue d'une pendule, j'aurais juré que ses aiguilles s'étaient stoppées.

Dehors, le même ciel d'un bleu azur que l'on rêverait de déchirer à grands coups de couteau, le même soleil que l'on aurait cru artificiel, et cette chaleur annonçant le Printemps qui agressait les fenêtres pour qu'on daigne les ouvrir.
Je n'avais pas besoin d'air. Plus maintenant. Mes poumons s'étaient satisfaits de ce silence.

En levant les yeux sur la fenêtre qui remplaçait un mur, le menton encré dans une main rêveuse, je me demandais si je ne pouvais pas décoller mon fessier royal de cette chaise montée sur des marches. Simplement me traîner comme un ver de soie dorée jusqu'à la fenêtre. Simplement me donner l'illusion de rentrer en contact avec l'extérieur.
Je retins un bâillement. C'est fatiguant de réfléchir.

TOC TOC TOC

Oh, et puis non. La flemme.

Aujourd'hui pas de changement. Toujours le même refrain. Il est l'heure de vous habiller, Messire. Tant de richesse et de frivolités pour finalement se rendre compte que les jours se suivent et se ressemblent. Votre petit déjeuner est prêt, Messire. Sans cesse. À longueur de journée. Cela ne servait à rien, à part peut-être ébranler son calme, estropier son esprit. Être le maître absolu a quelque chose de pathétique parfois. Peut-être n'était-il tout simplement pas assez absolu pour pouvoir apprécier un tel statut.

Perdu dans sa propre contemplation, il en oubliait presque de se rafraîchir les idées, de franchir l'immense porte de chacun de ses palais plus somptueux l'un que l'autre. Quand il n'avait plus de fantaisie à réaliser, il s'acharnait inévitablement sur ses valets. C'était de leur faute. Ils ne savaient pas convenablement le distraire. L'ennui était mordant, le goût du thé au safran devenait fade et insipide. Il n'avait plus aucune saveur. Sa vie n'avait plus de saveur. Tout s'éteignait lentement au rythme de la cuillère qui s'agitait dans la tasse, répétant inlassablement le même mouvement circulaire. C'était à la fois une journée de plus et une journée de moins. Rien ne lui permettait de qualifier cela de journée par ailleurs. Enfermé dans son propre cocon, il ne remarquait pas la lumière du jour ni les chaleureux rayons du soleil. Le visage blême, il observait fixement la tasse d'argent massif. Il n'avait aucune idée de l'heure.
Mais peut-être bien que ça ne l'intéressait pas.

C'est l'ennui et la lassitude qui l'avaient poussé à se rendre au palais impérial. Il y était régulièrement convié et sa compagnie relativement appréciée par beaucoup d'invités à la cour. Même si lui n'appréciait pas la compagnie des autres. Il était à lui tout seul un concentré de paradoxes. Le contraste entre son pas élégant et le regard frigorifiant qu'arborait son visage le montrait bien. Ce n'était pas jour de fête. Les jardins du palais étaient toujours aussi florissants. Mais tellement vide. Andy ne faisait pas la différence. Le sentier qui serpentait jusqu'au palais semblait ne pas avoir de fin. Son image semblait n'être qu'une illusion. Et pourtant, on est plus vite arrivé qu'on ne le pense.
Il prit la peine de frapper à la porte. Ou plutôt devrions-nous dire une majestueuse entrée décorée à l'excès et trop embellie pour ce qu'elle était. Un objet que l'on ne regarde pas. Quelque chose auquel on ne fait pas attention. Et pourtant, elle suffisait à enrager Andy. Il ne supportait pas que l'on puisse posséder plus belle demeure que les siennes. Même s'il s'agissait de l'Empereur en personne. Cela n'excusait rien.

Il entra. Tout semblait si calme. Si silencieux. Si mort. Ce palais n'était qu'un tas de pierres camouflées derrière une façade d'enjolivures. Comme tous les autres. Mais il n'avait jamais semblé aussi ennuyeux aux yeux d'Andy. Il savait apprécier l'art et la beauté. Beaucoup de choses avaient tendance à ne rien lui évoquer, et c'était le cas présentement. Il se fondait dans le décor, vêtu d'un kimono de brocart aux tons brun et doré. Des taches auburn et or surmontaient sa ceinture de couleur prune, symbolisant les feuilles mortes de l'automne. La richesse émanait de lui avec une telle force que même l'Empereur semblait parfois moins bien vêtu. C'était une de ses fiertés. Et il était tellement avide de garder son couturier pour lui tout seul qu'il réglait lui-même tous ses frais. Mais aujourd'hui plus que jamais, il se sentait si pauvre de devoir s'incliner face à une noblesse différente. Au fond, il n'avait jamais réellement estimé l'Empereur. Tout cela n'était qu'une façade. Il savait bien que si Raziel n'avait pas acquis son titre, personne ne courberait l'échine devant sa personne. Non. Andy avait besoin de se couvrir d'idées reçues pour se rassurer. Il regardait droit devant lui, fixement.

« Je vous adresse mes honorables et respectueuses salutations, votre Altesse. »

Il avait un certain don pour l'hypocrisie. L'empereur était affalé nonchalamment sur son trône impérial, et semblait las de la vie éprouvante qu'il menait. Andy pouvait devenir particulièrement mauvais lorsque l'on éveillait sa jalousie. Aujourd'hui plus que jamais. C'est pourquoi il se contenta d'une simple inclination de la tête au lieu d'une prosternation naïve et dérisoire. Il ne s'opposait pas au régime de l'Empereur. Il n'était cependant pas non plus un de ses adeptes.

« J'ai beaucoup de choses à vous dire, votre grandeur. Mais pourquoi ne pas converser de tout cela autour d'une tasse de thé ? »

Mais peut-être bien que ça ne l'intéressait pas...

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Mon petit poignet trop fragile craqua lorsque j'en libérai ma caboche vacillante. La fine pellicule de sommeil qui s'était abattue devant mes yeux se dissolvait tandis que mes iris cherchaient furtivement la source de cette voix. Je me sentais prêt à replonger dans une douce somnolence lorsque je découvris une larve qui relevait le défi exaspérant de se tenir debout devant mon trône. Je le considérais de bas en haut. Ma mémoire visuelle s'actionna afin de trouver la face pouilleuse de ce visiteur impromptu dans mes souvenirs. Aussi flous que ces derniers pouvaient être, je ne parvenais pas à me rappeler son visage, ou sa voix qui pourtant aurait dû m'interpeller ! Me fais-je si vieux ? Est-ce que je sors si rarement que cela ?
Alors que je me redressais afin de le contempler plus sérieusement, il m'apparut cette lueur de détermination qui indiquait une fougue Amenthalysienne. Un Opalien ou un Alzenien ne m'aurait jamais fait cet affront. Il n'y avait besoin de mettre le nez dehors pour en prendre connaissance. Je n'avais pas la prétention d'être prophète mais je sentais que cette entrevue allait se révéler très, très intéressante.

C'est alors qu'il se produisit un miracle : je me levai. Certes, me trouver supérieur à autrui n'était pas une nouveauté, mais je décollais mon royal postérieur de cette chaise trop inconfortable. Ma voix perça le silence pesant, comme un éclair fulgurant.

-Bienvenue, cher invité. C'est avec plaisir que je vous rendrai responsable de mon activité. Venez, suivez-moi.

L'hypocrisie mielleuse et perverse se dosait comme on prépare une solution chimique. Tout est calculé au millimètre près ; sinon le breuvage explose. Il était certain que de violentes tensions allaient couver sérieusement sous notre conversation. Pour la première fois depuis des années, j'étais certain de m'amuser un peu. C'est pour cela que le théâtre de nos ébats, certainement politiques, vu sa tenue ne devait se dresser dans la salle du trône. Je ne demeurais pas assez stupide, ni assez négligent, pour perturber la pureté silencieuse de mon havre royal. C'est pourquoi je quittai la salle du trône d'un pas vacillant mais dynamique, comme impatient de connaître la suite des évènements.

Nous pénétrâmes dans une salle plus petite aux allures de boudoir. Un sofa occupait un mur adjacent à une porte vitrée donnant sur un balcon immense que rien ne semblait pouvoir remplir. Un lustre démesurément grand pendait au plafond mais n'avait, à cette période de la journée, l'honneur de nous gratifier de sa lumière enflammée et crépitante. Une table victorienne se dressait au milieu de la salle, écrasant un tapis cramoisi de ses griffes baroques. Quatre chaise l'entouraient, et leur vacuité semblait effrayante : qu'attendaient-elles ?
Je ne perdis pas de temps et appelai mes suivants en leur demandant de nous servir un thé raffiné. Tandis que mon sujet disparaissait, j'invitais cet inconnu à prendre place où il le souhaitait. Cependant, je restais debout ; la supériorité, encore une fois, la méfiance, d'autre part. Si mes yeux s'étaient illuminés à l'annonce de cette soudaine activité, je ne me départis pas de mon expression impérieuse et sarcastique.

-Parlons affaires, cher monsieur. Pourquoi avez-vous souhaité un entretient ? Si c'est pour vous plaindre d'une quelconque attaque Karnevalienne, ce n'est pas à moi qu'il faut vous adresser. Je suppose cependant que vous êtes pourvu d'une certaine intelligence et que vous ne m'avez sollicité pour quelque bavardages, me trompé-je ?

Rien ne pouvait être plus énervant qu'un souverain hypocrite. L'ironie se lisait sur les traits de son visage avec facilité. C'est pourquoi Andy décida de n'adresser aucun regard à son Altesse en cette belle journée. Il jetait une œillade curieuse à l'ensemble de la pièce puis à chacun de ses détails, sans jamais poser les yeux sur l'Empereur, comme si celui-ci n'existait pas. Il tenait à ce que ce dernier le remarque.
La pièce dans laquelle ils se trouvaient était assez luxueuse. Ce n'était pas le même luxe que celui dont Andy était accoutumé, mais on y respirait l'opulence malgré tout. C'était le palais de l'Empereur, après tout. Comme tous les nobles, il s'était juste donné la peine de naître pour obtenir toutes ces richesses. Le sourire curieux, Andy pris place sur une des chaises qui bordaient la grande table, toujours sans accorder le moindre regard à son hôte. Il n'en voyait pas l'utilité. Perdu dans ses pensées, il observa avec intérêt le joli bois verni de la table, sans prononcer un mot. Il attendait que son Altesse fasse le premier pas. Il n'y avait pas de raison du contraire, cela lui semblait évident.

Il fut satisfait de constater le soin que mettaient les domestiques à servir le thé. Après que l'Empereur ait enfin ouvert la conversation, Andy fit mine d'acquiescer, l'air toujours pensif et hésitant, pour laisser son interlocuteur dans le doute quant à ce qu'il pensait réellement. Pour le moment, il attendait qu'on lui serve le thé. Il avait tout son temps, il ne lui était pas nécessaire de dépêcher la discussion.
Il observa longuement la belle argenterie disposée sur le plateau qu'un domestique venait de déposer sur la table. Les détails de la théière étaient si minutieux qu'il aurait presque jalousé l'Empereur. Mais non. Il n'en avait pas envie. Il regarda sa tasse se remplir avec une expression d'impatience et parla enfin.

« Les karnevaliens ? Je vous en prie, je n'ai jamais accordé le moindre crédit à la prétendue dangerosité de ces ridicules figurants. »

Il riait intérieurement. À vrai dire, il n'en avait que très peu entendu parler. Cela lui était bien égal. Les karnevaliens. Depuis le temps qu'ils existaient, il ne s'était pas passé grand chose. Que devait-on craindre dans ces conditions ? Andy n'avait peur de rien, si ce n'est d'Almancar. S'il y avait bien une chose dont il avait une peur phobique, c'était ce sale marais.
L'air distrait, il s'empara d'une cuillère en argent avant de l'introduire dans son thé avec légèreté. Boire son thé, c'était un moment coutumier imperturbable et qui se devait de suivre toutes les règles de la cérémonie du thé. Absolument. C'était important. Et il s'attendait à un thé de grande qualité, un thé servi par l'Empereur en personne s'il vous plait ! Pour faire durer le plaisir, il attendit un moment, et songea d'abord à aborder un certain sujet avant de goûter à cette nouveauté.

« Voyez-vous, Altesse, avec tout le respect que je vous dois, je crois bien que l'emplacement de votre palais sur la carte d'Amenthalys m'incommode fortement. »

Il sembla presque satisfait de ses paroles, volontairement désobligeantes. Sans continuer dans ses mauvaises intentions, il s'empara avec délicatesse de sa tasse qu'il porta à ses lèvres, lesquelles il trempa avec précaution dans le thé. Il était encore brûlant, mais cela n'avait jamais été dérangeant pour un feu vivant qui avait l'habitude de la chaleur caniculaire. Lui qui s'attendait à une explosion de saveur, cette boisson le laissa complètement de glace. Tellement ironique.
Alors, Sir Jacobsen professa :

« Ce thé est insipide... il n'y a pas ce petit je ne sais quoi qui lui donne toute sa saveur. Je l'aurais préféré épicé. Je pensais que vous aviez les moyens de vous offrir ce qu'il y a de meilleur à Amenthalys, mais je suis assez déçu. J'imagine que vous ne devez guère avoir les papilles suffisamment raffinées au vu de votre choix de thé. Ou peut-être serait-ce vos servants qui l'ont choisi à votre place ? Leurs services sont médiocres. Je n'aurais jamais osé servir une telle abjection à un de mes invités. Un thé mal préparé me gâche la journée. Je suis très contrarié, Majesté. »

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L'Empereur s'abandonna à la contemplation de la petite salle et songea que le décoration de cette dernière devenait obsolète. L'époque victorienne le lassait désormais ; il avait fallu que cet homme pénètre dans cet antre afin qu'il en prît conscience. Sans doute devrait-il songer à envoyer l'un de ses espions afin d'obtenir des renseignements sur l'Art Déco d'Alzen. Ah moins qu'une ambiance plus chaleureuse et orientale convienne à cette pièce ?
Raziel soupira intérieurement ; il fallait se rendre à l'évidence, il n'aurait jamais la force de refaire la décoration du Palais Royal. Il dominait déjà Sphéra, il ne fallait pas non plus exagérer. Alors que son invité protestait avec virulence contre la façon dont l'Empereur l'avait reçu, il haussa simplement les épaules et repartit dans la contemplation du décor. Il répondit néanmoins.

-Très cher, je reçois peu ; sachez que si j'ai eu la bonté de vous servir du thé, c'est parce qu'il s'agit d'un usage conservé par la misérable populace mais je trouve personnellement obsolète. Pardonnez-moi de ne pas partager vos traditions.

Il s'inclina faussement avant de reprendre.

-Je ne bois pas de thé mais je reste maître de ce que je sers à mes invités. Bien que vous possédez un certain goût pour la mode, vous restez hors du cercle de mes invités de marque. Par conséquent je ne puis vous offrir les mets qui leurs sont réservés. Si vous êtes contrarié eh bien...partez, ma foi. Mes serviteurs médiocres se feront une joie de vous raccompagner.

Se tournant vers Andy, il décida cette fois-ci de lui porter toute son attention.

-Si l'emplacement du Palais sur la carte que vous possédez vous dérange, dessinez-en un autre. Ou ordonnez la construction d'un nouveau Palais où je puis siéger : je puis vous assurer que vous monterez dans mon estime et que vous pourrez profiter d'un thé différent de cette tasse d'urine réchauffée.

L'indifférence avait quitté ses iris gris. Il avait trouvé un nouveau jouet et se faisait une joie d'en profiter avant que ce dernier ne s'envole, l'abandonnant à sa triste solitude.

-Je sais que vous ne m'aimez point, votre regard fuyant le prouve. Je n'existe pas pour vous, alors mon thé n'aura pas de saveur. Je n'existe pas pour vous, alors mes paroles n'auront pas de sens. Si vous le voulez bien, à moins que vous ne soyez venu pour critiquer la nourriture du peuple, je me ferais un plaisir de connaître le motif réel de votre présence.